Ce qui est monstrueux est normal (2019) – Céline Lapertot

A voix haute

L’image choisie en couverture de ce livre est particulièrement pertinente, et on le saisit une fois qu’on l’a refermé : on y voit une petite fille hurlant dans un porte-voix. Voilà qui correspond bien à l’ambition de ce court récit  (91 pages), la quatrième parution de Céline Lapertot chez Viviane Hamy et un titre des plus intrigants.

Difficile de dire que j’ai aimé ce livre : il sourd de ce témoignage une violence si effroyable que la lecture en est parfois éprouvante. Certains passages, même si l’auteur retient sa plume (car il y a des limites à ce que la littérature offre) sont si sordides, la tableau dépeint si glauque que j’en avais la nausée. Une nausée qui s’accompagnait évidemment d’une gigantesque compassion à l’égard de l’auteur.

Céline Lapertot joue avec un masque narratif mais on reconnaît aisément la jeune enseignante strasbourgeoise qui livre ici, avec courage et sincérité, la tragique vérité de la première partie de sa vie. Une existence épouvantable auprès d’un beau-père bourreau et alcoolique, une mère absente qui passe son temps à fumer devant la télé, le tout sis dans une misère sociale et intellectuelle terribles.

La narratrice – qui conte à la 3ème personne du singulier, comme pour mettre l’horreur à distance – nous dit cette enfance ravagée par les abus sexuels, le délaissement maternel et l’absence absolue d’horizon, puis la DDASS, l’adolescence en foyer et enfin, la famille d’accueil aimante. Sans auto-apitoiement, sans misérabilisme aucun. Mais pour libérer une parole trop longtemps tue. Céline Lapertot a cette phrase au sujet de sa mère adoptive que je copie non sans retenir mes larmes :

La première femme – la seule – à l’avoir serrée  dans les bras. Et elle était en train de comprendre, son oreille contre les battements de son cœur, que c’est cela que l’on nomme la tendresse.

J’ai beaucoup pensé à certains moments à la petite orpheline dans Bernard et Bianca, Penny, qui, les yeux pleins de larmes, se demande quand une famille va à son tour l’adopter. Est-elle digne d’être aimée, elle que même sa famille n’a pas su protéger ? Comment croire en soi quand tout ne fut que chaos ? Mais Céline Lapertot donne raison à cette phrase si célèbre de Nietzsche : Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse.

Son salut passera par l’école, les livres puis l’écriture. Une sainte trinité à laquelle elle rend superbement hommage dans un second temps du récit et qui lui offre une nouvelle naissance. Les passages qu’elle consacre à son amour de l’école, à ce qu’elle lui doit en termes d’ouverture culturelle, quand soudain son horizon a pris de nouvelles couleurs, sont particulièrement émouvants. Très émouvant aussi le récit de sa naissance d’écrivain, la conscience de cette vocation qui passe par la passion des mots et le goût des livres, par la lecture de Victor Hugo ou de Zola.

Céline Lapertot use d’une langue imagée, qui ne lésine pas sur les métaphores, ce qui confère à l’ensemble une force poétique indéniable et une très grande sensibilité. Derrière, et après le tableau noir, il y a le lumineux tableau de l’éclosion littéraire, de l’amour de la vie enfin conquis, enfin sien : Ce qui est monstrueux est normal est un livre autour de la résilience qui passe par la maîtrise de la langue, la curiosité intellectuelle, la créativité littéraire – et bien sûr, l’amour, enfin, et la protection d’une famille aimante.

Malgré les tragédies, Céline Lapertot prouve que rien n’est écrit au départ, qu’il est possible de faire mentir le destin en s’accrochant à cette école de la République – qu’elle a d’ailleurs choisi de servir, comme pour lui rendre un peu de ce qu’elle lui doit – aux livres et en faisant confiance à l’écriture pour suturer les plaies. C’est au plus étroit du défilé qu’apparaît la vallée, ou quand les ténèbres de l’enfance laissent finalement place à l’espérance : l’auteur montre avec ce récit on incroyable force de résistance, sa capacité à tomber sept fois, se relever huit et nous délivre finalement un très puissant message d’espoir. Déchirant !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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