Dernier inventaire avant liquidation
Avec quel bonheur j’ai retrouvé la plume d’Hector Mathis, dont j’avais déjà tant aimé les deux premiers romans, traversés d’une verve et d’une vitalité inédites….
« Carnaval » comme « K.O » mettaient en scène des personnages un peu paumés mais très attachants, saltimbanques de la langue, vagabonds des banlieues en quête de poésie et d’amour, cherchant à se sortir de leur « grisâtre » environnement par tous les moyens et à donner à la boue quelques reflets dorés.
Nous retrouvons ici dans « Langue morte » un narrateur qui nous rappelle Sitam, mais qui s’appelle cette fois Thomas. Ce dernier vit dans la barre HLM d’une banlieue dortoir avec ses parents et son frère Jérémie. J’ai reconnu immédiatement le phrasé furieux et célinien, les tournures à la Audiard (« Ce que je lui trouvais d’adorable s’est échoué dans le pénible ») et le rythme saccadé, plein d’enthousiasme et de fougue, de l’écriture de Mathis.
Le lecteur se fera vite à sa langue d’acrobate pleine de phrases nominales brèves et d’envolées qui s’achèvent en exclamations ou points de suspension, c’est selon. Cela donne une voix immédiatement reconnaissable d’une grande vivacité, pleine de sensibilité et d’humour (on rit plusieurs fois) que j’ai une nouvelle fois adorée et trouvée très rafraîchissante. On peut difficilement ne pas aimer les personnages de Mathis tant ils sont émouvants dans leurs galères, touchants dans leur soif de liberté, bouleversants dans leur pudeur. Et implacables dans leur regard en quête d’idéal, qui capte les travers mal masqués.
Ils ne se disent rien, les gens. Ils parlent beaucoup, pourtant. Il est toujours question de confort, de loisirs et de situations. Ils la cherchent, ils l’évoquent, la vie. Ils aimeraient bien en être. Ils sentent que ça vient plus. Alors ils font que la commenter. Et pour finir ils se remémorent.
Thomas est un jeune garçon qui trouvera une trouée d’air, un espoir et une révélation durant la représentation théâtrale du « Double » de Dostoïevski. Un événement marquant qui conditionnera son avenir et lui donnera le goût des mots qui sonnent et frappent. De cette première découverte des planches il dira en sortant :
J’en suis ressorti bien plus vieux.
L’idée que la culture en général, la littérature et l’écriture en particulier, sont des vecteurs de maturation et d’émancipation, file l’ensemble du texte (et de l’œuvre) de Mathis.
Nous suivons Thomas dans son quotidien, au sein de sa famille (très tendres scènes chez sa grand-mère ; l’amour ne manque pas), au collège, nous sommes dans et avec son regard attentif aux moindres détails, regard qui restitue le réel via des images mitraillettes avec beaucoup de drôlerie et d’esprit. J’ai retrouvé cette gouaille populaire et argotique si truculente, ce parler oral touchant (« ma mère, elle.. »), cette manière d’embrasser le monde en quelques formules choc et bien tournées. Du décor chez sa grand-mère, entre broderie et fusils, il écrit :
On naviguait à vue, entre la poudre et le napperon.
Ce qui aussi est intéressant chez Mathis, c’est qu’il s’autorise toujours des considérations et réflexions plus larges sur l’actualité, les pays, les faits du monde- livrés avec une pertinence et une liberté de ton assez redoutables. Ainsi de ses considérations (sévères mais si drôles !) sur l’Espagne ou la Bavière ou, plus courageux et subversif encore, sur les événements « spectaculaires » du 11 septembre…
Il n’y a de drames que personnels, intimes et minuscules. Les grands événements, les spectaculaires, immenses et inoubliables ne sont que des malheurs figés, généraux, rationnels. C’est bon pour les manuels d’histoire, les conversations de café ou de chefs d’Etat. Rien de bouleversant là-dedans. Rien qui nous creuse l’estomac…. Même des guerres on ne retient que la mort du cousin. Le drame familial…
J’aime le regard sociologique toujours à l’affût de ce romancier qui a bien des lucidité sur le présent et qu’on voudrait bien entendre davantage dans des émissions politiques !
Entre tentatives d’échappées fugueuses, trafics de stups du frangin, job au Franprix , bastons dérégulées, premiers frissons amoureux, expérience du camping et de la fac, secrets de famille, road-trip en Europe, amis plongeant dans l’islam, deuils familiaux et désolations scolaires, nous suivons le quotidien de Thomas entre élan et abattement, entre rage et résignation.
Et puis, il y a Mme Gastaud, la prof de français à la pustule disgracieuse, mais bien décidée (il en reste encore !) à « hisser [les collégiens] jusqu’aux grands textes » et qui offre à Thomas sa première épiphanie littéraire, son inspiration romanesque liminaire qui prend l’allure d’une aventureuse épopée et lui donne le goût de la création. Mathis a alors cette trouvaille de génie sur les pouvoirs libérateurs de l’écriture, sa capacité à abolir, puis à transformer le réel :
Sous mon bic, les cloisons du collège se sont écroulées.
Acrobate de la langue et de la vie, Thomas (comme Sitam) a le bonheur mélancolique ou la mélancolie heureuse, on le sent funambule sans cesse oscillant entre le sanglot et l’éclat de rire- et nous avec lui. Voilà qui donne une épaisseur, une humanité et un charme ébouriffants à ces quelque 250 pages menées tambour battant par un véritable artiste du verbe, du genre à évoluer dans le sublime.
Le béton pâle aura raison des êtres. La fibre éclatera sous le ciment. Le cœur malade déraille à ses vibrations, dans cette foutue banlieue.
Il est également question, à la suite de « Carnaval », de la laideur de la ville et du paysage urbain de banlieue, de l’horizon bouché, fermé à tout rêve, que génèrent ces disgrâces architecturales. Misère sociale, drogue, délinquance en sont les logiques corollaires, et l’entourage de Thomas n’y échappera pas.
Seule la littérature et l’écriture (et l’amour !) permettront de conjurer l’absence de beauté, c’est pourquoi ce roman m’a souvent ramenée à « À la ligne » de feu mon cher Joseph Ponthus.
Les dernières pages, tout en effondrements, fractures et dislocations, en dit long sur l’état d’esprit avec lequel la jeunesse aborde l’avenir en Europe :
Les églises continuaient de s’effondrer (…) Tout se morcelait tranquillement, sans résistance. (…) Des débris jusqu’aux chevilles. À enjamber les décombres…
Avec ce « Langue morte » à la langue bien vivante (et bien pendue !), Hector Mathis nous offre un roman à la fois sismographe des fracas du monde et récit d’apprentissage ultra-contemporain d’un de ces invisibles jeunes de banlieue féru d’écriture, lucide et désillusionné sur le réel, qui nous promène entre ses murs, au sein de ses 50 nuances de grisâtre dont il conviendra de « foutre le camp » au plus vite.
Un manifeste politique au vitriol, de tendres ou cruelles réminiscences et une déclaration d’amour à la langue française et ses richesses créatives : voilà ce qu’est, selon moi, l’œuvre du grand Hector Mathis !