Le bébé (2005) – Marie Darrieussecq

Mystères du petit d’homme

Je suis partagée entre la frustration de ne découvrir Marie Darrieussecq que si tard, et la joie d’explorer ses livres avec mes yeux de femme de 30 ans, mère de deux enfants ayant des velléités d’écriture.

Car ce sont précisément ces deux thèmes que l’auteur aborde dans ce livre fascinant auquel le bagage psychanalytique de l’auteur donne toute sa portée. Et qui me fait penser que décidément, les chemins que suivent les livres pour arriver jusqu’à nous sont impénétrables – mais font étrangement sens, cherchent à nous dire quelque chose.

La force de frappe de cette œuvre, c’est à nouveau son approche animale, thème obsessionnel chez Marie Darrieussecq, fantastiquement déployé dans Truismes. Son intelligence, c’est de toujours mettre de l’homme dans l’animal et vice-versa. Après tout, ne sommes-nous pas des mammifères ? L’esprit des Lumières et notre vanité nous font souvent oublier cette donnée, qui revient nous frapper, en tant que femmes, au moment de l’enfantement, de l’allaitement, et dans ce lien organique qui nous lie à notre portée.

Qu’est-il donc ce petit d’homme, cet être qui ouvre tout juste ses yeux sur le monde ? Que sait-il de l’aventure qui l’attend ? Que veut-il nous dire en ses cris insensés, en ses baveux babillages ? Marie Darrieussecq tente de désépaissir le mystère du bébé à coups de mots, des petites expressions disparates, un carnet de bord émouvant, témoin de son quotidien de jeune maman déboussolée et imparfaite – celle que nous sommes heureusement toutes.

Le père n’est pas absent de ses écrits, elle évoque clairement sa qualité de tiers séparateur, la diversion qu’il incarne et qui met la mère à l’abri des tentations de dévoration exclusive. Comme je sais gré à cet écrivain d’avoir été cette vigie, d’avoir prêté attention aux moindres faits et gestes de son bébé qui me rappellent tant ce que furent mes nourrissons !

Nous devrions vivre crayon en main, carnet à proximité, et tenter de garder trace de ces moments qui nous virent (et eux) naître au monde. J’ai aimé ces pages traversées de confessions éblouies qui restituent bien cette pensée sensible en mouvement, ces quelques lignes pour rendre compte de l’enfant qui grandit, du temps qui passe, de l’inspiration qui va et vient… Également intéressant qu’elle rende compte des idées noires, doutes plombants, de la fatigue des premières semaines de la primipare, de ces questions existentielles qui nous assaillent, du rapport à la sexualité adulte et à cet enfant sexué déboulant dans nos certitudes, déboulonnant nos acquis un à un dans une mystérieuse entreprise de remise en question.

Réflexions intéressantes sur la bonne mère qui ne pourra pas prétendre être une intellectuelle d’envergure, comme semblait le penser Simone de Beauvoir. Les mentions aux figures féminines tutélaires comme Woolf ou Duras – de celles qui ont choisi une vie d’écriture au détriment de celle de mère – sont intéressantes dans la plume de Marie Darrieussecq qui, elle n’a pas choisi : elle sera mère, psychanalyste et écrivain (note à moi-même : trinité inspirante). Le Bébé raconte la construction sensible, sentimentale et sensorielle du lien entre la mère et son bébé, mais aussi de la relation de l’un l’autre à son origine, son histoire, ses parents – le contexte unique dans lequel s’ancre son arrivée.

Un récit par petites touches impressionnistes qui m’a comblée de joie autant que fascinée : un joli cadeau à offrir à une future maman ou à toute mère à qui son rôle donne (à raison) le vertige.

Deux courts extraits dont la douceur et la lumière m’ont plu :

Roses de septembre, énormes, alanguies. Le bébé tend la main. Yeux virant au noir à force de concentration. Soleil sur le jardin, fin de l’après-midi, quelques lignes pour rendre compte. Sur le gravier, les pas de son père. Un chromo du bonheur, un des moments dont on sent, clic, qu’ils font diapositive dans la mémoire.

J’aimais déjà beaucoup le matin : l’odeur du pain et du café, l’air piquant, les idées claires, la perspective immédiate d’écrire, le bruit de fond de la radio, les oiseaux dans le peuplier, le temps qu’il fait à la fenêtre. Maintenant s’ ajoute la touche biscuitée de son biberon au chocolat. L’apothéose du home sweet home.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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