Les Saisons (1965) – Maurice Pons

Affreux, sales et méchants

C’est un roman dont, selon la formule consacrée, « on ne sort pas indemne », mais dont la langue opère de façon si puissante qu’on n’a aucune envie de le terminer.

Ce livre sommeillait sur mon étagère depuis près de 6 ans, j’en connaissais la réputation telle qu’évoquée sur la quatrième (« Depuis des décennies, les lecteur des Saisons forment une sorte de confrérie d’initiés ») mais c’est seulement à l’aube de mes 40 ans que je le découvre et suis enfin capable de le savourer à sa juste valeur.

Plusieurs fois pendant ma lecture – trop courte, bien trop courte (un peu plus de 200 pages) – j’ai dû reposer le livre pour souffler tant certaines scènes sont à la limite du soutenable, semblent sorties d’une vision horrifique d’une singularité extrême. Impossible pour moi de déflorer le plaisir de la découverte mais croyez-moi : Maurice Pons va très loin dans l’horreur, toutefois sans s’y attarder avec complaisance, vous verrez. Atroces visions et, dans le même temps, un humour omniprésent qui tend à changer le gore en grotesque, en farce (je repense à la scène avec l’âne et le héros dans la caverne du « soigneur » Croll). (ceux qui savent savent)

Que puis-je donc raconter sans en dire trop ? L’histoire est celle d’un vagabond, Siméon, qui arrive dans un village perdu. Mais perdu de chez perdu, complètement coupé de la civilisation, impossible à situer géographiquement. La temporalité aussi est floue, on imagine début XXème.

La première phrase donne le ton :

Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie.

Cette « simple » phrase condense en vérité (génialement) tous les thèmes à venir de ce roman sans équivalent, où il sera question de météo extrême (la saison de gel dure par exemple quarante mois), d’hostilité et de pourriture (on comprendra, hélas). Notre héros débarque dans un hameau peuplé de bien étranges personnages qu’on croirait sortis du Moyen-Âge : estropiés, borgnes, obèses, laids à faire peur, bestiaux. Siméon lui-même est un homme physiquement disgracieux mais c’est une belle âme souffrante dont le rêve ultime, l’unique aspiration est l’écriture. Il a pour tout bagage une ramette de papier et un crayon et compte bien profiter de sa halte au village pour s’adonner à son art (il tient également un journal de bord dont les extraits parsèment le texte). Las, la bizarrerie fantastique des habitants, leur folie, la monstruosité de leurs coutumes vont le faire bientôt déchanter.. Un pays de malheur infini où l’on ne se nourrit que de lentilles, base de l’alimentation et d’un alcool noir dont l’intensité fait s’évanouir, et dont l’hostilité des saisons rejaillit sur les villageois à l’avenant.

Les descriptions de Maurice Pons, la précisions virtuose de son lexique, l’atmosphère menaçante, sombre et en même temps envoûtante qu’il parvient à créer, m’ont laissée bouche bée. Le personnage de Siméon est également attachant en ce qu’il n’est que souffrance cherchant le repos mais ne le trouvant jamais. Le chemin de croix qui sera le sien dans ce roman ne peut que susciter la pitié du lecteur tant est absente de sa vie toute forme de bonheur et de répit. Il arrive d’ailleurs au village pour fuir des scènes de guerre et de torture qui lui reviennent par bribes, seulement habité par l’idée obsédante de sa soeur Enina, morte dans d’horribles conditions. C’est pour elle qu’il veut écrire « un grand livre » dont il espère qu’il pourra « changer le monde ».

Au cours de son existence déchirée, il n’avait jamais réussi à trouver ni le temps ni surtout le lieu propice à l’exercice de son métier. Et cependant, les épreuves et les souffrances abominables qu’il avait subies, il ne les avait assumées que comme une expérience enrichissante, comme une matière première à partir de laquelle il élaborerait un jour une œuvre. C’est en quoi il s’était, dès l’enfance, singularisé d’entre toutes les victimes : c’est ce regard sur lui-même, et cet espoir, qui lui avaient permis de survivre.

Mais tout finit souillé, piétiné, sali, détruit, broyé dans ce pays de gel, de boue, d’excréments, d’animaux décharnés qu’on ne mange jamais mais qu’on attache autour de sa taille pour se prémunir du froid. Siméon se prend d’amour pour une jeune fille du village mais même cette trouée de désir se finira dans une scène monstrueuse. Le lyrisme de certains de ses discours, s’il offre une brève lumière, ne suffit pas. Ici, il n’est affaire que de douleur, et de survie dans la douleur.

Je rêve qu’un réalisateur de talent s’empare de ce texte et l’adapte à l’écran tant il est intense, visuel, incomparable. Qu’un Xavier Gens, un Fabrice du Welz lise les Saisons et fasse connaître ce texte hors du commun ! Je veux voir au cinéma l’énorme veuve Ham et son éléphantiasis, à cheval sur les brigadiers qui lui retirent les points noirs ! Je veux voir l’antre sombre et pestilentielle de « Papa Croll », le « docteur » des environs aux méthodes pour le moins peu conventionnelles ! Je veux voir le vieux Raurque dévaler les pentes de glace avec sa jambe en moins ! Ou encore la vieille sans âge, tortue humaine (les personnages sont hautement animalisés) qui baigne dans son lac et finira prise dans les glaces… Que de séquences cinématographiques ! Quelles visions hallucinées et hallucinantes !

Maurice Pons, vous êtes un génie.

C’est bien simple : malgré l’obscurité totale de ce livre, malgré l’horreur, j’ai déjà envie de le relire, alors que je l’ai refermé hier. Rien qu’à écrire dessus, j’ai envie d’y replonger.

Magie de la littérature, puissance du chef d’œuvre.

Gigantesque.

 

(Pour ceux qui voudraient en découvrir les premières pages, c’est ici)

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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