Abel (2025) – Alessandro Baricco

Métaphysique du Far-West

À ma grande surprise, j’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce Baricco, alors que je suis une inconditionnelle de l’auteur italien dont j’ai aimé tous les livres. C’est qu’avec son « Abel », l’écrivain tranche très nettement avec ses productions précédentes et entre dans un territoire nouveau et assez mystérieux, il faut bien le dire. On peut d’ailleurs aller jusqu’à affirmer qu’avec ce roman, Baricco « invente » un genre, défriche une terre littéraire tel un pionnier en donnant naissance à ce qu’on pourrait appeler : le western philosophique, existentiel ou métaphysique. 

Il ne faut en vérité pas trop s’appesantir sur le scénario, secondaire selon moi et volontairement sibyllin, pour ne s’attacher qu’à la poésie de cette prose inspirée, habitée, qui ressort d’une forme d’onirisme romanesque de la plus belle facture. L’histoire est celle de la vie d’Abel Crow, shérif d’un Far-West fictif et pistolero de génie. Tel un néo Lucky Luke, on peut dire de lui qu’il a la réputation de tirer plus vite que son ombre. Il est l’aîné d’une grande fratrie d’éleveurs de chevaux, aime une femme à l’ascendance mystérieuse (Hallelujah Wood) et a grandi dans une atmosphère familiale qui rapproche le récit des grands mythes (inceste, folie, solitude). Plusieurs fois, ce roman et ses multiples digressions et détours allégoriques m’ont fait penser à « Cent ans de solitude ».

Baricco semble avoir accouché de ce roman comme d’une vision de rêve, son écriture se rapproche de l’expression d’une rêverie sur ces grands territoires et landes sauvages et intouchés. Même la temporalité est anarchique dans ce texte, et fait coexister passé, présent et futur dans un seul instant, la seconde d’une forme de tir éternel. Baricco semble avoir surtout voulu s’adonner à une réflexion métaphysique sur l’univers du western et de ses individus pas si sans foi ni loi que la vision populaire les a dépeints. L’auteur décrit au contraire des personnages travaillés par de grandes questions philosophiques et spirituelles telles que le temps, la mémoire, le destin, l’amour, et bien entendu, la mort.

Les passages dialogués sont vraiment très intenses, notamment l’échange avec la « bruja », cette sorcière des steppes arides qui connaît les grandes vérités du monde et des hommes. Ses sorties sur l’âme sont d’une grande puissance.

Je crois que si tu sais d’où viennent les choses, tu peux les comprendre. (…) Quatre jours avant ma naissance, je savais que j’allais naître. (…) J’ai cent ans, dix ans, un an. Je suis à peine née, mais j’ai tout oublié. (…) Il n’y a pas de futur, pas de passé. Mais une unique respiration. Tu es déjà mort il y a longtemps, tu savais enfant ce que tu ferais demain. (…) Tout se recompose, c’est la vie. Alors cesse de te demander s’il y a un avant et un après, car il n’est qu’un maintenant. Impossible d’avoir peur, puisque tout est déjà arrivé, et rien ne finira jamais.

En courts chapitres dont chacun est intitulé par le début de la phrase d’entrée, Baricco nous embarque dans son western hypnotique et mystique, avec travers une écriture qui sait savamment mêler lyrisme, douceur, sécheresse et violence. Je remercie d’ailleurs Lise Caillat pour la grande qualité de sa traduction qui a su restituer avec grâce toute la poésie de la version originale. On ne dira jamais assez le caractère de véritable écrivain des bons traducteurs. Les pages 94 et 95 de ce texte sont particulièrement magnifiques, comme une ode à la beauté de la mère, à la fragilité de la vie, à ces instants qui se gravent en mémoire et puis s’effacent.

Un roman suspendu entre deux rêves, qui marie poésie, philosophie et paysages mythiques avec brio, à travers une langue unique en son genre, presque aussi belle que le silence.

Elle parle aux chevaux, à ses propres mains et au soleil couchant. Elle connaît une autre langue, en dehors de la nôtre. Quand mon frère Isaac est mort, elle n’était déjà plus là. Elle est partie un matin, après nous avoir réunis autour de la table. Elle a susurré des paroles que nous n’avons pas comprises, puis s’en est allée avec quatre chevaux, à cru sur le plus beau.

 

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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