Les chocs d’un titan
Nous seuls, les futuristes, sommes le visage de notre temps. Le Parti écrasera toujours ceux qui lui mordillent les bottes.
Pour retracer la vie de comète de Vladimir Maïakovski, l’un des plus grands poètes russes (au sens propre comme figuré), Yoann Iacono a choisi d’imaginer la quête/l’enquête d’un fils caché (le narrateur) à la recherche d’informations sur son père biologique. Il entrelace son « roman-vrai » de nombreuses voix qui contribuent à enrichir, par effets de miroirs, le portrait du poète à l’existence fulgurante. En effet : qui mieux que les autres pourront dire ce que nous fûmes ?
Un géant de deux mètres, une vraie tête de canaille. Un poète inconnu, un cynique insolent, un charretier, un bonimenteur dont la plus grande joie est de se jeter fagoté d’une blouse jaune sur des gens comme il faut. (Fonds de Moscou, Archives nationales de France)
Au fil d’un récit chronologique qui revient sur l’enfance complexe de Maïakovski (avec notamment un père qui faillit mourir d’une septicémie, ce qui occasionna chez le jeune Vladimir une phobie des infections) se dessine le visage d’un artiste hors-normes au destin à l’intensité tragique. Longtemps désireux de révolutionner l’art en même temps que la politique, assoiffé d’amour et d’absolu poétique, Maïakovski verra hélas ses idéaux se briser un à un sur le mur de la réalité.
Nous appelions à la créativité libre et considérions que la révolution esthétique devait répondre à la révolution politique.
La polyphonie choisie par Yoann Iacono offre au texte une grande richesse d’approche : nous « entendons » ses amis, son cercle proche nous dire l’être brillant, torturé, exigeant, écorché vif qu’il fut. Alexander Blok, Elsa Triolet, Lili-Brik, son grand amour, et bien d’autres tentèrent de percer le mystère de cet artiste devenu le symbole de la Russie soviétique et l’objet de nombre de convoitises politiques qui le perdirent. Extrême, élégant, charmeur, excessif, flambeur, joueur, enthousiaste, dépressif, intransigeant, sentimental, insatisfait, hypersensible… tels sont les adjectifs qui viennent à l’esprit au moment de refermer ce livre qui interroge avec beaucoup de finesse les liens qui unissent art et politique.
Durant ses jeunes années d’engagement, l’immense succès de Maïakovski et les remous politiques associés à cette période complexe de naissance du bolchevisme lui font croire au meilleur. Le futurisme, porté par le poète, réponse cinglante à l’art « bourgeois » et souhaitant faire table rase du classicisme et de la tradition, déplaît au pouvoir, qui juge cet art trop « révolutionnaire ». Ils vont jusqu’à dire qu’il faut « jeter par-dessus bord du navire Présent Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï. »
À cette époque, les prises de parole de Maïakovski font scandale :
Maman, quels autres poètes ont jamais provoqué un tel branle-bas de combat ? Dix policiers par poème lu. Ça, c’est de la poésie !
Maïakovski a toujours voulu que son œuvre soit « utile », serve la cause politique socialiste à laquelle lui et les siens croyaient. Il pensait que la poésie pouvait changer le monde, le rendre plus juste, plus équitable et plus beau. Il écrivait d’ailleurs « Celui qui crée un slogan ou une marche, lui seul est écrivain ! » Il ne se pardonnera pas de ne pas y avoir réussi. La conscience cruelle de l’inanité, in fine, de son oeuvre, les derniers échecs essuyés, le terrible suicide de son ami poète Sergei Essenine, les ruptures amoureuses brutales… Autant d’épreuves dont ce prolifique colosse se remit jamais et le conduisirent au suicide.
Il y a aussi la notion de « toska » présente chez Dostoïevski et qui jette une lumière singulière sur la mélancolie de Maïakovski :
(…) une variété particulière de tristesse russe. Si je devais me risquer à traduire ce sentiment, j’emploierais une périphrase : la conscience de la grandeur passée combinée à la pauvreté et à la routine du présent.
Il est tout à fait passionnant de plonger dans les milieux intellectuels occidentaux de l’époque, une ruche de l’intelligentsia qui se réunit dans les grandes capitales et s’enflamme pour des idées, imaginant être à l’aube d’une véritable révolution des consciences et des mœurs. Maïakovski ira à New-York, à Paris, flambant ses gains dans les costumes sur-mesure et les mets luxueux, tel un dandy international (mais tout en méprisant l’argent). Comme quoi, on peut être communiste et chérir les belles choses ! J’ai particulièrement aimé le passage où il rencontre Aragon avec Elsa Triolet. On entend d’ailleurs l’auteur d’Aurélien dire :
La littérature est le seul moyen de se prémunir du péril capitaliste.
Époque où tous les espoirs semblent permis, artistes épris d’absolu, liens étroits entre art et politique, très haute idée de la création, intellectuels conscients des dérives du pouvoir et prêts au combat.. Comme cette période, pourtant proche, nous semble lointaine !
En conclusion, cette saillie de Maïakovski dans ses carnets, comme un appel :
La Révolution aime les gens brûlants, les gens qui hurlent, elle ne supporte pas ceux qui bougonnent et babillent, les tièdes. Demain, le puissant espoir de pouvoir écrire sans se soucier de la censure et du Pouvoir.