« Il n’y a rien de léger dans les choses du cœur »
Roman épistolaire paru en 1841, « Mémoires de jeunes mariées » entrecroise sur plusieurs années, les missives de deux amies de couvent, Renée et Louise, dont les destinées vont prendre des trajectoires parallèles.
Bien que les personnages soient richement caractérisés et que le travail psychologique de Balzac soit prodigieux, ce texte nous présente toutefois deux « types » de femmes : l’une, Renée, embrasse un mariage de raison, croit aux vertus du Dévouement et du devoir, de la maternité et son abnégation, de la patience aussi (elle est celle qui est née pour être mère) ; Louise est, quant à elle, convaincue que seuls l’amour et la passion donnent à l’existence sa grâce et son intensité, que seuls les sentiments doivent la régir tout entière (elle est née pour être amante). Chacune va donc, tour à tour, exposer son existence, son quotidien à l’autre, suscitant des sentiments variés et parfois contradictoires, chez son interlocutrice.
Le récit entremêle également des lettres à teneur « politique », où il est question de manœuvres de carrière, de recommandations en haut lieu visant à « placer » son entourage dans les meilleures administrations, et de références au roi Charles X que la béotienne en histoire que je suis n’a pas forcément retenues. Les auteurs du XIXème nous fournissent toutefois des témoignages documentaires précieux sur l’époque, ses us et ses mœurs. J’en avais pleinement pris conscience en lisant Zola.
Tout l’intérêt du texte est de plonger le lecteur, à travers une plume sublime qui laisse parfois filtrer de délicieux imparfaits du subjonctif, dans une réflexion abyssale sur le destin des femmes, mais pas exclusivement : est-il plus intéressant de vivre intensément en poésie, de suivre les méandres de son cœur, au risque de s’exposer à la souffrance ? Ou vaut-il mieux privilégier la tranquillité paisible d’un ménage sans passion mais que cimente l’amour des enfants, des projets et des valeurs communes ? La grande intelligence de ce roman est de ne donner véritablement aucune réponse et de laisser le lecteur se faire sa propre idée, partant du principe que les deux chemins possèdent des vertus et des défauts. Louise est-elle égoïste et immature, ou seulement sensible et idéaliste ? Renée est-elle une forme de sainte acquise à sa progéniture, oublieuse de soi-même, ou y a-t-il aussi de l’orgueil dans sa posture ou une crainte des manifestations de la passion ? Plus d’une fois, Renée fait figure de « mère » tutélaire pour Louise et sa vie de « feu follet », toutefois il apparaît clairement que les conseils des amies ne sont jamais suivis et que le cœur n’en fait souvent qu’à sa tête.
Ce qui est également passionnant à observer, ce sont les différents visages de l’amitié entre ces femmes, parfois traversés de jalousie, de rancœur, de chagrin, de ressentiment. Une histoire de cœur poignante qui est loin d’être un long fleuve tranquille entre elles non plus. Louise, qui moquait presque le dévouement familial de Renée, finira, après un séjour ensemble, par lui avouer sa jalousie, la haine féroce que lui a inspiré le tableau de sa vie si tranquille auprès de ses enfants. Il arrive aussi que ce soit Renée qui envie la poésie, les mondanités et les amours colorées de son amie. Aussi l’une a-t-elle des choses à envier ou à dénigrer chez l’autre, ce qui donne une grande épaisseur psychologique au roman et évacue tout manichéisme.
Enfin, soulignons la splendeur des pages que Balzac consacre aux descriptions des joies intenses de la maternité, qui nous prouvent combien l’écrivain s’est imprégnée de la psyché féminine jusqu’à en épouser les plus secrets et intimes contours.
En bref, un texte somptueux qui fera beaucoup réfléchir tout lecteur, à commencer par la gent féminine !
Et puis, rien que pour la beauté éclatante de cette prose mythique…
« Hier au soir, en me couchant, je me suis mise à ma fenêtre pour contempler le ciel, qui était d’une sublime pureté. Les étoiles ressemblaient à des clous d’argent qui retenaient un voile bleu. »
« J’étais intérieurement en proie à une joie voluptueuse dans laquelle il me semblait que mon âme se baignait. Il n’y a qu’un mot pour t’expliquer ce que j’éprouve, c’est le ravissement. »
« Tes lettres me font une vie passionnée au milieu de mon ménage si simple, si tranquille, uni comme une grande route par un jour sans soleil. »
« Il y a je ne sais quel appétit en moi pour les choses inconnues, défendues, qui m’inquiète et m’annonce au-dedans de moi-même un combat entre les lois du monde et celles de la nature. »
« Il y a deux amours : celui qui commande et celui qui obéit ; ils sont distincts et donnent naissance à deux passions, et l’une n’est pas l’autre ; pour avoir son compte de la vie, peut-être une femme doit-elle connaître l’une et l’autre. »
« L’imagination n’a pas de bornes, et les plaisirs en ont. Dis-moi, cher docteur en corset, comment concilier ces deux termes de l’existence des femmes ? »
« Ma chère amie, toi qui t’es mariée en deux mois à un pauvre souffreteux de qui tu t’es faite la mère, tu ne connais rien aux effroyables péripéties de ce drame joué au fond des cœurs et appelé l’amour, où tout devient un moment tragique, où la mort est dans un regard, dans une réponse faite à la légère. »
« Tu peux avoir les illusions de l’amour, chère mignonne ; mais moi, je n’ai plus que les réalités du ménage. Oui, tes amours me semblent un songe ! Aussi ai-je de la peine à comprendre pourquoi tu les rends si romanesques.(…) mais tu joues avec la vie, enfant, et j’ai peur que la vie joue avec toi. (…) En étendant le désir, on creuse un peu plus profond le précipice, voilà tout. »
« Il n’y a que les hommes supérieurs qui sachent aimer. Je sais aujourd’hui pourquoi. L’homme obéit à deux principes. Il se rencontre en lui le besoin et le sentiment. »
« Dévouement ! me suis-je dit à moi-même, n’es-tu pas plus que l’amour ? N’es-tu pas la volupté la plus profonde, parce que tu es une abstraite volupté, la volupté génératrice ? N’es-tu pas, ô Dévouement, la faculté supérieur à l’effet ? (…) Le Dévouement, voilà donc la signature de ma vie. (…) L’amour est le plus joli larcin que la Société ait su faire à la Nature ; mais la maternité, n’est-ce pas la Nature dans sa joie ? «