Vertiges & vestiges de l’amour
Toujours un grand moment, celui de la découverte d’une voix littéraire qui nous touche.
Arnaud Cathrine est ma première émotion de 2016 – une vraie révélation.
Comment ai-je pu passer à côté de cet écrivain jusqu’à aujourd’hui ? Ce livre est en soi une sorte d’OLNI (Objet Littéraire Non Identifié). Censément un recueil de dix nouvelles, il s’agit davantage de fragments de vie, de fragments de discours amoureux, une forme qui peut être déconcertante au départ.
Le lecteur débarque in medias res dans une histoire, souvent si savamment construite qu’une ambiguïté persiste parfois assez longuement sur le sexe du scripteur et la nature des relations qu’il entretient avec son entourage et ce qu’il nous décrit. Arnaud Cathrine sait entretenir un mystère narratif vraiment très particulier, qui m’a énormément séduite.
Impossible de résumer ces différentes histoires qui, comme le nom de l’ouvrage l’indique, traitent toutes du sentiment amoureux et de cette frontière floue que franchit l’esprit qui bascule dans une forme d’obsession. Les êtres que nous rencontrons n’ont souvent pas de nom. Il pourrait s’agir de vous, de moi, d’un ami, d’un parent : nul n’échappe au moment d’amour, finalement.
On y croisera un couple – lui, écrivain, elle, journaliste – des premiers frémissements de la séduction à la dépendance sentimentale, et jusqu’à l’érosion du désir, ce lent délitement de la passion au fil du temps. L’auteur décrit brillamment les doutes qui s’installent, les névroses quotidiennes, les corps-à-corps torrides que le temps fane, les peurs menaçantes qui couvent, tourbillonnent et grondent.
Je ne résiste pas à l’envie de livrer quelques extraits (j’ai particulièrement aimé l’usage des deux points, d’ailleurs) :
Il craignait l’évidence : que leur amour ne finisse par perdre de son intensité. Il craignait de la perdre, elle. Il aurait pu se repaître de mots bêtes et de déclarations naïves. Au lieu de quoi : il ressassait en silence ses élans retenus, ses passages à vide, ses inquiétudes outrées. Tout était urgent, grave et un peu solennel. Il l’aimait comme on s’apprête à sauter d’un pont. Il y avait là une sorte de parodie involontaire, mais il ne parvenait pas à jouer autrement. (…) Elle n’avait pas toujours envie de lui. Là où il avait toujours envie d’elle. Leur amour était apparu par le versant du corps et du désir. Il était persuadé que son déclin se signalerait par celui-là même.
Au fil des nouvelles – qui toutes toutefois ne se valent pas toutes – on rencontrera aussi deux hommes, liés par un ancien secret, qui se retrouvent au mariage de l’un d’eux et voient leur relation basculer irrémédiablement. Une autre nous plonge dans la terrible attente d’un amant, penché à sa fenêtre, guettant celle qu’il aime et qui ne lui appartient pas, ne lui appartiendra jamais. Pour tuer le temps, il explore et creuse les méandres de cette histoire d’amour, admettant le sale espoir qui l’habite et l’impossibilité du renoncement.
Ne pas se rappeler les premiers mois. Quand je savais, en l’occurrence, ce qui m’attendait : l’amour. Ne pas se rappeler. Et je ne fais que ça. Parfois je me dis que c’est tout ce qui me reste. Et la perspective d’un revirement soudain. On appelle ça un miracle. Auquel, mystérieusement, je ne renonce pas. […] Aujourd’hui, je peux dire cette phrase : j’ai dormi une fois dans ma vie avec toi. Là : notre histoire d’amour.
La lecture se poursuit avec la voisine d’en face de cet homme éperdu, une femme mûre qui voue une adoration totale à son fils, au détriment de son couple. Et puis il y a aussi Raphaëlle qui va épouser Nicole, mais qui croise, au détour hasardeux d’une rame de métro, son ancien amour transalpin, la belle Simona. Et comme blesse la froide indifférence des années qui séparent, ce temps qui dilue les passions et les souvenirs.
L’auteur décrit avec une simplicité déconcertante de justesse le désarroi de celle qui ne retrouve plus dans les yeux de l’autre le moindre vestige de leur amour passé. Pas le moindre signe d’une réminiscence de la tendresse d’alors.
Je ne lui faisais plus ni chaud ni froid, son visage me tuait mais mon visage à moi ne bousculait pas la moindre particule en elle, je n’étais qu’une pauvre fille qu’elle était tout juste étonnée de recroiser, à qui elle demandait des nouvelles et qu’elle oublierait dix minutes après avoir quitté la rame du métro.
Pas exactement l’amour parle de ça : les deuils impossibles des amours révolues, la trace qu’ils laissent en nous, le décalage des attentes, les distances imposées, l’inexorable liberté des autres – et la terrifiante possibilité qu’ils auront toujours de ne pas, de ne plus nous aimer.
Comment renoncer, comment laisser partir et comment vivre avec, ou plutôt sans. Comment vivre avec ces fantômes qui nous hantent sans les laisser ronger notre âme.
Arnaud Cathrine nous livre avec cet ouvrage des fragments de réponses, des témoignages à hauteur d’homme, douloureux et beaux – totalement bouleversants.




