Lin, yaar et l’odyssée
Le monde est dirigé par un million d’hommes méchants, dix millions d’hommes stupides et cent millions de lâches.
Treize ans. C’est le temps qu’il a fallu à Gregory David Roberts pour écrire « Shantaram » et ses 1080 pages.
Pour ma part, plusieurs mois m’auront été nécessaires pour atteindre l’ultime paragraphe de ce roman-monde au charme inoubliable.
C’est mon frère qui m’avait mis ce livre entre les mains, l’ayant tant aimé, disant même qu’il serait prêt à se faire tatouer les dernières lignes.
Impossible à résumer, le livre constitue une somme, une espèce d’Odyssée dans l’Inde des années 80, ébouriffante, échevelée, aux rebondissements incessants et infinis.
J’avais perdu ma famille, les amis de ma jeunesse, mon pays et sa culture – toutes les choses qui m’avaient défini, donné une identité. Comme tous les fugitifs, plus je réussissais dans ma fuite, plus longue et plus lointaine elle devenait, moins j’étais moi-même.
La teneur autobiographique de l’affaire ne fait aucun doute : l’auteur y raconte sa propre histoire et c’est d’ailleurs son regard, ses décisions, son attitude, ses rencontres, ses réflexions et ses échanges qui font le sel unique et inoubliable de ce pavé. Prisonnier australien en cavale, échappé d’une geôle où il était enfermé pour meurtre à main armée, le narrateur atterrit à Bombay. D’une rencontre à une autre et pendant des années, il va s’enfoncer dans la vie indienne et traverser mille vies (qui le traverseront également) qui diront toutes les splendeurs et les misères de ce territoire gigantesque : soignant de bidonville (notamment durant une épidémie de choléra), contrebandier du marché noir (passeports et or), homme de main des mafieux locaux, soldat en Afghanistan (en soutien aux moudjahidines) et j’en passe.
Je ne sais pas ce qui me terrifie le plus,
Le pouvoir qui nous écrase
Ou notre capacité infinie à le supporter.
Il passera par toutes les étapes initiatiques d’une existence vécue à mille à l’heure et croisera des âmes innombrables auxquelles il se liera à jamais (certaines lui seront tragiquement arrachées) : Karla la mystérieuse, la femme coup de foudre, Prabaker et son sourire immense, une foule de comparses, contacts et amis loyaux, un mentor admirable et plusieurs traîtres. Il devra aussi affronter des tueurs sanguinaires, survivre, affamé et blessé, aux tirs de mortiers dans les montagnes afghanes, réussir à survivre à la torture atroce de plusieurs mois de prison à Bombay mais aussi à une épouvantable descente d’héroïne (passage qu’on devrait faire lire à quiconque serait tenté d’en faire l’expérience), apprendre des dialectes, les us et coutumes de ses compagnons, devenir indien, lui aussi…
L’amour dure toujours, une fois qu’il a commencé, même si nous en venons à haïr celui que nous aimons. L’amour dure toujours parce que l’amour naît dans une partie de nous-même qui ne meurt pas.
Impossible de lister tous les épisodes de ce livre qui vous emporte pied au plancher dans un tourbillon folklorique et pittoresque qui, malgré la violence, la saleté, la cruauté du quotidien indien, donne toutefois terriblement envie d’aller voir ce qui se trame dans ce pays-continent et son peuple si attachant.
Mais ce qui fonde vraiment la singularité et la puissance de « Shantaram », c’est sans aucun doute les nombreuses incursions philosophiques et existentielles qui émaillent fréquemment les épisodes traversés. Lin, le narrateur, se trouve souvent au cœur de conversations passionnantes (comme les cercles du chef Khaderbai qui réunit quelques hommes pour discuter d’une question métaphysique, comme « la souffrance ») et a de nombreux échanges infiniment profonds avec les individus qu’il rencontre.
De plus, le narrateur est également un homme brillant, dont les péchés, l’imperfection (mais la bonté fondamentale), la sévérité envers lui-même nous le rendent instantanément proche, attachant. Son épopée indienne, dans le cadre de sa cavale sous fausse identité, sont l’occasion de fréquents développements sur le destin, l’amour, la mort, la confiance, le deuil, l’amitié, l’identité, l’addiction, la liberté. Ce sont ces passages lyriques et philosophiques qui m’ont le plus enchantée.
Les mobiles pour faire le bien importent plus que ceux nécessaires pour faire le mal. Quand la culpabilité et la honte pour le mal que nous avons fait sont épuisées, c’est le bien que nous avons fait qui peut nous sauver.
Même si j’ai aimé cette action virevoltante permanente, ces rendez-vous manqués, ces règlements de compte, ces affaires louches, ces missions impossibles, ce sont les grandes vérités absolues qu’il livre sur la condition humaine qui m’ont renversée.
« Shantaram » est vraiment un de ces romans coups de poing dont on sort sonné et admiratif comme devant toute grande œuvre.
Malgré quelques inévitables longueurs, le roman accroche le lecteur, suspendu à la destinée de cet Australien pas comme les autres qui a vu et vécu tant de choses, qui a lié sa vie à tant d’autres pendant tant d’années (parlant même plusieurs dialectes!) dans un pays si différent de son pays d’origine. Une telle acculturation est parfaitement sidérante.
Quoi que tu fasses dans la vie, fais-le avec courage et tu ne te tromperas pas beaucoup…
J’ai passé plusieurs mois dans cette atmosphère dense, colorée, violente, cruelle et tendre, qui m’a par moments émue aux larmes, fait sourire, m’a fait passer par tous les registres de l’émotion.
Le passé est un fantôme qui marche en compagnie de la vérité de ce que nous sommes, jusqu’à notre mort.
Un livre au fond du propos profondément chrétien que j’ai souligné, corné, stabiloté, et dont les pages portent les stigmates d’une longue lecture. Arrivée au bout du voyage, je confirme la dédicace de mon frère : en effet, chef d’œuvre.
Chef d’œuvre humaniste.
Nous traînons notre croix et nos ombres vers l’espoir d’une autre nuit. Nous poussons notre cœur courageux vers les promesses d’un nouveau jour. À force d’amour, cette quête passionnée d’une vérité autre. À force de désir, ce besoin pur et ineffable de salut. Car aussi longtemps que nous faisons attendre le destin, nous sommes vivants. Que Dieu nous aide. Que Dieu nous pardonne. Nous sommes vivants.