Une simple lettre d’amour (2015) – Yann Moix

Disert Don Juan Dépressif

Jamais un livre n’aura si mal porté son titre : d’une part, parce qu’ici rien n’est simple (dans la forme ou dans le fond), d’autre part, parce qu’il ne s’agit absolument pas d’une lettre d’amour. Ou alors d’une lettre d’amour-propre.

Le véritable amour n’apparaît qu’à la toute fin, dans une tentative d’explication émouvante d’un deuil jamais fait, incarnation d’un espoir d’amour, mort à tout jamais.

Commençons déjà par ce que l’on peut reprocher au livre et qui saute aux yeux : l’ego hypertrophié de Yann Moix qui, pour moi, masque en vérité un important complexe d’infériorité, un sentiment d’illégitimité et d’imposture qui transpire derrière chaque phrase. Pourtant, je ne suis pas dupe de ses assertions dans lesquelles il confesse son talent, non, son génie – je le crois trop intelligent pour ne pas se livrer ici à un certain second degré.

Le mec a du talent et de la culture, il faut bien le reconnaître – je fais également partie des fans de son Podium, qui m’avait fait beaucoup rire. Je n’ai pas eu l’occasion de voir Cinéman, mais j’ai cru comprendre que je ne perdais pas grand chose. Yann Moix est un personnage à la fois insupportablement énervant et diablement pertinent dont la plume m’a quand même vraiment bluffée. Bon, parfois, c’est limite un peu trop, cet enchaînement de fulgurances aphoristiques, ces formules à la fois géniales mais un peu trop belles pour être honnêtes, et qui font de Moix, parfois, un poseur intellectuel.

Toutefois, on trouve dans ce livre de très beaux paragraphes sur le lien amoureux et sur le sexe, ce dernier décrit non sans une certaine crudité que j’ai trouvée extrêmement bien vue et dont le discours sur les dessous de la séduction m’a rappelé un extrait de Maupassant dans « Bel-Ami » : 

C’était comme si tout, entre nous, avait déjà fait l’amour, nos corps exceptés. Pénétrations, fellations, sodomies et autres festivités avaient lieu entre nous, en temps réel, par d’autres moyens, par des chemins étrangers au contact des chairs, par des clins d’œil, des tintements de verre, des éclats de rire : une pornographie se déroulait bel et bien, mais selon d’autres modalités, installée sur une fréquence connue de nous seuls. Personne ne s’en doutait, mais face à face, debout, nous baisions comme des détraqués. Nous n’avions pas attendu le coït pour commencer à jouir.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Moix se met à nu dans ce livre, usant d’une stratégie plutôt intelligente – qui permet de désamorcer toute critique par anticipation – et que j’appellerais l’auto-accablement. En se qualifiant lui-même, dans une énumération terrible, de :

méchant, égoïste, menteur, capricieux, manipulateur, infidèle […] irascible, stressé, égocentrique, hypocondriaque […]

Il désactive la possibilité et l’intérêt que pourrait avoir l’autre de le critiquer – j’ai trouvé ça à la fois malin, difficile et très honnête. On ne peut pas reprocher à Yann Moix de brosser ici un glorieux portrait de lui. Ce livre est un brutal exercice d’introspection qui ambitionne la transparence absolue et je ne peux que saluer son impudeur en quête de vérité.

Il y a du Houellebecq dans Moix dans son analyse cruelle, violente des rapports homme-femme, dans son machisme galopant, dans ses travers de dragueur impénitent, dans la médiocrité de son investissement sentimental, dans son impossibilité à se livrer émotionnellement à l’autre par peur de souffrir.

Il dépeint avec brillance ce mal du siècle, mal du cœur masculin handicapé, avec un lyrisme douloureux, un lyrisme au scalpel qui ne mâche pas ses maux :

Tout est toujours compliqué, alambiqué, dans les sentiments. Tout le monde voudrait dire « je t’aime », être heureux. Etre heureux définitivement, sans altération, sans ramification, sans amplification mais sans dégénérescence : on en appelle à du fixe, de l’immobile, de l’immarcescible. Non, il y a toujours une tumeur qui sourd, un orage qui fait ses gammes quelque part, une horreur qui tonne. On voudrait bien s’adorer jusqu’à la tombe, mais des événements viennent défaire les vœux, déraciner les promesses, abîmer l’espérance.

Ce livre est sombre, très sombre, sans la moindre concession, la moindre touche d’indulgence : et c’est pourquoi je l’ai trouvé puissant et courageux. Yann Moix ne transige pas avec sa part d’ombre, il sait dire avec franchise sa méchanceté, sa mesquinerie, les démons qui l’habitent et entravent sa joie. J’ai trouvé la démarche – et la plume qui la porte – terrible et intense.

J’ai également beaucoup aimé les références philosophiques et littéraires qu’il se plaît, comme à son habitude, à égrener – du théâtre classique à Zola – autant que l’idée qu’il développe que le sexe n’est qu’une façon de nous divertir de l’étude intellectuelle :

La sexualité fut instituée, fut échafaudée, fut élaborée, pour nous empêcher de lire tout Balzac.

Comme disent les anglais, if it’s not true, it’s well-found !

Evidemment, la confession qui clôt le livre et qui s’adresse à celle dont le prénom ne m’est pas étranger, m’a beaucoup émue, comme quand on a le sentiment qu’un livre s’adresse à nous. Nous sommes si habitués à notre prénom – quoi de plus banal que ce mot qu’on entend chaque jour depuis notre naissance ? – et pourtant, le voir imprimé en petits caractères dans un livre, inséré dans un passage aussi dramatique, provoqua en moi un petit séisme intérieur :

[…] Une mort de véhicule contre un arbre, une mort camusienne, une mort de bitume et de route, une mort française sur une route nationale. Elle s’appelait Anaïs, comme toutes les femmes qui partent sans jamais revenir. Anaïs, défaite en ses cendres, carbonisée, incapable de dépasser l’âge de vingt ans, Anaïs restée dans les flammes. Anaïs qui brûle, se consume encore – infiniment. Anaïs, que j’avais aimée plus que tout. Anaïs, ma musique discontinue. Etrange comme une magie, éclatante apparition d’ivoire. […] Anaïs, ma musique de chambre quittée, enfuies tes sonorités, tes joyeux pas, tes petits caprices, tes colères, tes thés à la menthe, ta silhouette fulgurée de jeunesse rapide. Anaïs, le seul monument de ma vie, le résultat d’une passion exactement aveugle.

Que n’ai-je croisé dans ma vie un homme qui m’aurait adressé des phrases si belles !

En refermant ce livre, j’étais secouée, puis j’ai étrangement repensé à cette citation de Wilde qui m’a toujours fait sourire par sa cruauté rieuse – et qui sera ma conclusion :

Quelqu’un s’est tué par amour pour toi. Quelle chance ! Cela m’aurait rendu amoureux de l’amour pour le restant de ma vie.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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