Ce matin-là (2021) – Gaëlle Josse

Une femme en contre-jour

J’emprunte le titre du précédent roman de Gaëlle Josse, consacré à la photographe Vivian Maier, car je trouve qu’il sied bien à cette Clara saisie à fleur de peau, cette femme au bord de la crise (pas uniquement de nerfs). Car « Ce matin-là » n’est pas seulement un roman très actuel (et très réussi) sur le « burn-out » des cadres et la dépression atmosphérique qui plane sur le secteur tertiaire des grandes villes et leur management désincarné.

Il est aussi l’occasion de brosser un portrait de femme déchirant (et déchirée) aux prises avec des enjeux existentiels qui dépassent l’époque et atteignent l’universel. Gaëlle Josse nous raconte le chemin des mille fêlures intimes auxquelles on ne prête pas attention mais qui érodent peu à peu l’âme, elle nous dit ce qui blesse en silence sans cicatriser et qui finit par nous faire tomber un beau jour, sans crier gare. Ce n’est pas un hasard si le romancière choisit de commencer son récit par le malaise du père de la narratrice, cette vulnérabilité soudain révélée et qui est comme la première entaille dans le contrat de confiance qu’elle avait passé avec le monde.

Nous retrouvons ensuite Clara des années plus tard, executive woman à responsabilités, œuvrant pour une entreprise de crédit qui attend beaucoup (trop) d’elle. Gaëlle Josse décrit avec une grande acuité le monde de la grande entreprise, la pression reçue, les séminaires absurdes, l’exigence de rendement, l’absence de temps pour soi. Elle dit un univers vide de sens, une machine à broyer les individus dans un magma de tableurs et de reporting qui m’a fait penser au remarquable film « La loi du marché » de Stéphane Brizé. Mais la charge sociale de Gaëlle Josse ne s’arrête pas là : il faut lire les pages où Clara se retrouve dans un hypermarché (et ses sidérants kilomètres de linéaires) pour comprendre le fond du drame contemporain : l’excès, l’obésité en tout, l’individu noyé sous les marchandises, les images, les informations et les objectifs. L’individu qui perd sa propre trace. Et c’est à sa propre recherche que Clara se lance, un beau matin. Elle qui se sent une « âme défaite, une âme épuisée, fourvoyée. »

Une série d’événements infimes mais finalement redoutables pour l’inconscient du personnage (le couple modeste qui s’endette pour gâter ses petits-enfants (et cette femme qui émeut Clara sans qu’elle saisisse pourquoi, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’elle portait les mêmes brillants d’oreille que sa propre mère !), puis la voiture qui ne démarre plus) vont précipiter sa chute- puis sa renaissance. Car c’est au fond le véritable propos de ce texte poignant (qui me tire à présent des larmes à y repenser) que cette quête de soi et de sens, que cette soif de compréhension de ce qui nous constitue, de ces deuils à faire, ces chapitres à tourner pour de bon, et ces liens à réparer. Face au glaçant tableau de l’entreprise, et à la terrible apathie qui s’empare du personnage, Gaëlle Josse raconte la lente et épouvante remontée à la surface d’une femme que la crise aura désillée, à qui la dépression rend la vue (et la vie), qui soudain comprend où se situe l’essentiel.

Son voyage dans le giron de son amie Cécile, les réminiscences (et les non-dits) liés à son frère, celles aussi de cette camarade de classe chérie, ce Thomas qu’elle aimait et qui la quitte et cet ultime entretien avec ses parents, sont autant de paliers (comme en plongée) pour retrouver son propre fil d’Ariane et suturer les plaies.

Elle le voit, comme si ce matin-là, depuis l’heure de la chute, quelque chose s’était ouvert en elle, un passage, une voie d’accès vers elle-même, et vers tous ceux qui n’en peuvent plus de serrer les dents.

J’ai aimé, comme toujours, la très juste distance à laquelle se tient Gaëlle, cette compassion délicate (« une main posée sur l’épaule », comme le dit le sous-titre) qui jamais ne sombre dans le pathos ou la commisération, qui laisse au personnage (et au lecteur) le soin de démêler l’écheveau des chagrins sans paternalisme aucun. Un regard qui, comme celui de Vivian Maier, accompagne le personnage et l’aide à faire jaillir la lumière qu’il cherche. J’ai été particulièrement touchée par les souvenirs que nous livre Clara de son « enfance lingère » (pour paraphraser Guy Goffette) aux côtés de ses grands-parents, la tendresse qui sourd de ces passages, qui m’ont rappelée les « pays » de Marie-Hélène Lafon.

Il est dit que quelque chose doit mourir pour renaître, que l’individu doit savoir se rendre « disponible » pour accueillir le « chant du monde » et entendre la musique de ses propres rimes. Le personnage doit ici également apprendre à se jeter à l’eau, à « serrer son bonheur » et à « aller vers son risque » pour se découvrir et s’accorder une nouvelle chance. Gaëlle nous fait entendre cette mélodie naissante avec une élégance et une douceur admirables qui me sont allées en plein cœur. Pas un hasard si c’est une chanson populaire (« Nous n’irons plus au bois ») qui rythme les chapitres du récit, comme un appel à la fraîcheur et à l’innocence retrouvées.

Un roman comme une invitation à la « dérobade », à l’échappée belle, un texte qui enjoint à la musique et à la littérature aussi, seules clefs face à un monde insensé. Un roman plein de sagesse et de sensualité (les passages amoureux sont somptueux !), d’une grande puissance et d’une beauté limpide et lumineuse, à l’image de l’écriture de Gaëlle, dont je ne résiste pas à livrer quelques extraits :

Elle a aimé la langue secrète, obscure, sauvage de leurs corps, de leurs doigts, de leurs Bouches. Fougue et lenteur, elle a aimé ces temps enlacés. Leur vertige. Sa main à lui sur sa nuque à elle, sa main qui froisse ses cheveux et parvient jusqu’à la peau tiède, secrète, invisible, enfouie sous la chevelure. Elle voudrait ajouter que la vie court vite, qu’elle laboure les cœurs et les âmes, que le temps nous met des gifles jour après jour et que les larmes et les souvenirs creusent d’invisibles rivières, qu’il faut courir vers son désir sans regret et sourire à ce qui nous porte et nous réjouit. Retrouver l’espace vierge pour accueillir ce qui compte. Chasser les ombres et les fantômes à grands coups de pied.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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