Chien-loup (2018) – Serge Joncour

Jungle contemporaine

Serais-je jamais déçue par une œuvre de Serge Joncour ? Pas un livre de lui que je n’aie aimé, pas un seul qui ne m’ait laissé un puissant souvenir de lecture dont mon cœur se souvient encore, des années plus tard.

Chien-loup ne déroge pas à la règle, une fois encore. Ce titre – et c’est déjà là signe de l’immense talent de son auteur – parvient à renfermer dans sa simple proposition le thème même de ce roman passionnant. Il dit en effet la dualité qui va être à l’œuvre dans ce récit, cette coexistence dans l’univers et chez tout être vivant de deux tendances, deux natures opposées.

D’un côté, la nature domestiquée, civilisée, apprivoisée dirait-on, comme le chien, éternel compagnon de l’homme, et comme le monde moderne et (soit disant) policé. De l’autre, une nature plus sauvage, libre, instinctive, cruelle aussi, indomptée et indomptable, à l’instar des fauves, des loups ou de la guerre. Autant de thèmes qui seront tous explorés à la perfection dans ce roman en tous points magnifique. Tuer ou être tué, voilà le message en filigrane de ce roman, celui qui court tout au long de ces 496 pages passionnantes à la construction parfaite servies par une plume immanquablement remarquable.

Un style impeccable qui installe dès les premières pages une atmosphère à la fois douce et violente, qui enveloppe le lecteur. Une voix chaleureuse et aisément reconnaissable pour qui a un tant soit peu frayé du côté de cet auteur. Les descriptions des paysages du triangle noir du Quercy sont somptueuses, précises, évocatrices, portées par un riche lexique dont les racines portent loin, relaient du patois local, emploient des termes peu usités tels que igue,  hourvari ou garriotte.

J’ai aimé les personnages du maire et du maître du village, tragiquement dépassés par l’horreur de la guerre qui décime les habitants, habitants souvent aux prises avec des superstitions, très bien racontées par Joncour. L’histoire nous décrit avec minutie les conséquences de ce sanglant conflit sur les familles, les champs, l’organisation sociale :

Dans cette guerre folle, c’est tout le règne animal qu’on enrôla avec la même application que les hommes.

Unité de lieu – le Lot – mais non unité de temps. L’histoire fait alterner les chapitres entre la période de 1914-1915 et août 2017, avec une sacrée maîtrise narrative qui permet de bien mettre en parallèle les deux époques – et leurs nombreuses similitudes. Serge Joncour est également toujours aussi doué – comme dans ses précédents romans – pour exprimer la sensualité et la magie de la rencontre d’êtres que tout à priori oppose – tels Joséphine et Wolfgang.

Mais il sait également relever avec brio les problématiques du couple actuel, via les Parisiens Franck et Lise, en proie à des réflexions existentielles sur le sens de leur vie, leurs ambitions, leurs choix et leur avenir. Je ne vais pas ici raconter l’histoire que la 4ème de couverture résume bien et qui a été amplement relayée ça et là. Je dirais simplement que Chien-loup est un superbe roman sur la mémoire et l’âme des lieux (qui sont ici aussi essentiels et vivants que les personnages), autant qu’une puissante réflexion sur l’audace, l’orgueil, la défense, le courage, la loyauté, les valeurs auxquelles on se veut fidèle, les compromissions inacceptables, le fossé des générations  (avec les jeunes loups sans foi ni loi de la génération Y).

Serge Joncour excelle aussi dans l’art des portraits de femmes à la beauté déchirante, à la fois combatives et douces, caressantes guerrières – ainsi de Lise et Joséphine mais aussi d’Aurore, dans Repose-toi sur moi. L’auteur nous fait comprendre l’illusion de l’homme qui prétend mater la nature, nature qui toujours le renverra à sa vulnérabilité et à ses peurs ancestrales. Nature contre laquelle il ne peut rien, ainsi que nous le prouve chaque jour l’actualité.

Chien-loup est également une forme de manifeste à la fois écologiste et politique qui invite à la simplicité, à la sobriété, à un certain dénuement matériel et aussi à une prise de distance à l’égard des nouvelles technologies (notamment les smartphones dont il sera beaucoup question dans ce lieu comme une île au milieu d’un océan de verdure) mais aussi de notre consommation de viande, dans le droit fil de la question de la prédation. Nul manichéisme jamais chez Joncour qui peint des êtres complexes, à la fois attachants et agaçants, d’une humanité toujours émouvante.

Dans ce récit, l’auteur dit à la fois la grandeur dont peut être capable l’individu qu’habitent la liberté, l’amour et le sentiment de la justice, mais aussi sa fragilité, son hybris et sa petitesse face à la nature indomptable des montagnes, des falaises, des fauves et des guerres. En bref, Serge Joncour nous invite à renouer : le lien avec la nature et la campagne, avec les paysages et les sensations authentiques la conversation entre les hommes le fil de l’Histoire qui nous gouverne sans que nous en ayons conscience

Enfin, Chien-loup est un livre richement documenté sur la Première guerre, sur le monde rural d’alors et la place que prirent les femmes dans l’organisation quotidienne, autant que sur la jungle contemporaine sans pitié, notamment sur celui du cinéma (que l’auteur scénariste connaît bien), un monde dans lequel règnent les prédateurs, les jeunes loups aux dents longues et les requins, les médisances et les trahisons.

L’homme est-il un loup pour l’homme, Serge Joncour se garde bien de nous donner la réponse mais il fait mieux : il nous offre une œuvre qui plonge le lecteur dans une belle réflexion salutaire sur sa nature et ses aspirations profondes, archaïques, tout en nous offrant un roman haletant au style formidable qui capte le lecteur de bout en bout.

Encore une fois, un vrai chef d’œuvre.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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