Porca Miseria (2022) – Tonino Benacquista

Gran Tonino

Tous ceux qu’intéressent les coulisses de l’écriture, le parcours d’un écrivain vers la création littéraire ne pourront qu’être séduits par ce court texte, composé des réminiscences personnelles de l’auteur de « Malavita ». Il y retrace notamment la destinée de sa famille, de ses parents, Cesare et Elena, et de leurs cinq enfants (Tonino- qui devait s’appeler Daniel- est le petit dernier). Partis d’Italie chercher une vie meilleure en France, les Benacquista verront leur rêve d’eldorado se fracasser sur le mur de la réalité. Le père s’abîme dans l’alcool, la mère est victime d’une anxiété qui prend parfois la forme d’une dépression. Chacun des enfants tente bon an mal an de suivre son petit bonhomme de chemin.

Pas de livres à la maison, pas d’écho du pays natal des parents, pas de soutien intellectuel, une famille « ne pesce ne carne » ( « ni viande ni poisson », ainsi qu’on appelle les émigrés, n’appartenant plus à leur pays d’origine et pas vraiment à leur pays d’accueil) : Tonino décrit des géniteurs fournissant le minimum syndical à une progéniture qui de toute façon n’était pas souhaitée (il y aurait des choses à dire sur ce « détail »). Ce sera aux enfants de puiser dans leurs propres ressources pour inventer leur vie.

Tonino Benacquista (qui, aussi surprenant que cela puisse paraître, n’appréciait pas son identité, disant qu’il avait toujours l’impression quand il l’entendait, « qu’on commandait des spaghetti alle vongole ») raconte son enfance dans les années 60/70, sa formation intellectuelle et cinématographique (à l’époque, il était possible pour un gamin d’enchaîner les séances et d’enfiler les classiques du 7ème art- chose impensable aujourd’hui !), son tempérament à la fois bravache et timide et surtout, surtout, singulièrement :

Son immense difficulté à « entrer » dans le monde des livres, à entrer en littérature.

L’enfant pressent pourtant les délices qu’il pourra y trouver mais tous les bouquins semblent lui résister… Jusqu’à « Cyrano de Bergerac » et surtout « Une vie » de Maupassant (il entendra « mot passant ») qu’il considérera comme son « rite d’intronisation ». Un livre qui ensuite appellera tous les autres. Longtemps pourtant Tonino souhaitait surtout écrire des livres, non en lire. On comprend en le lisant, en observant ses façons de réinventer le réel en imaginant des histoires, de s’inspirer de personnages et situations réels pour les faire entrer en territoire imaginaire que le roman, la fiction sont pour lui des façons de réparer la réalité, de lui donner une plus grande envergure. D’offrir à sa famille une destinée plus grandiose, aux épisodes un panache neuf.

Faute de réparer, écrire c’est rétablir. C’est rendre dicible ce que l’on pense, ce que l’on ressent, ce que l’on est. (…) La fiction, c’est du rêve fait main. C’est jouer à On dirait qu’on est des pirates même quand on est tout seul. C’est aussi donner du sens aux évènements de la vie quand ils semblent n’en avoir aucun.

L’écrivain, passionnant quand il évoque son art et les moments clé de sa vie, m’a un peu frustrée par sa rapidité à passer sur certaines situations que j’aurais aimé le voir développer. Ainsi retrouve-t-il des années plus tard un amour de jeunesse sur un stand de salon du livre : 3 lignes lui sont consacrées. La mort du père, de sa sœur, tiennent en quelques paragraphes. Pudeur excessive ? Volonté de ne pas s’apesantir sur les douleurs ? Toujours est-il que la lectrice exigeante aimant aller au fond des choses que je suis est un peu restée sur sa faim littéraire devant ces épisodes par trop survolés.

J’ai aimé retrouver la trace de certaines œuvres aimées dont il nous livre les petits secrets d’inspiration (Saga, Malavita, Quelqu’un d’autre…) : parfois juste évoqués à la volée, les romans sont en vérité jalonnés de remontées personnelles, de réalités distendues pour les besoins de la fiction. Aussi amoureux du cinéma que de l’écriture, Benacquista n’aura pas eu à choisir entre les deux : il deviendra scénariste. Le clin d’œil à la cérémonie des César est émouvant car c’est une manière, comme l’est tout ce « Porca Miseria » (injure préférée de son père) de rendre hommage à la France. Car ce texte est l’itinéraire fou d’un artiste très doué mais aussi une touchante déclaration d’amour à la France de la part d’un fils d’immigrés qui mit longtemps à savoir où était sa place.

Un texte qui est un hommage à la méritocratie à la française, qui donne sa chance à qui sait la saisir. Qui peut (pouvait ?) permettre à quiconque de vivre son rêve s’il s’en donnait les moyens :

Faut-il avoir un père qui récite les vers du Cid et une sœur en hypokhâgne pour persister dans l’idée folle de vivre un jour de son écriture. Si je ne m’en donne pas l’autorisation, qui le fera ? Qu’on me laisse me casser les dents sur le réel, que je compte justement subvertir et transfigurer. Les premiers mots du matin seront : Il était une fois.

Le tricolore inventaire culturel qu’il fait à la page 120-121 vaut toutes les assimilations du monde et réconcilierait chaque Français d’ici ou d’ailleurs.

Un texte touchant, trop parcellaire à mon goût, mais qui donne à voir la vie d’une famille tiraillée entre deux pays, la jeunesse qu’on vivait dans la belle France en paix des années 70..

Et la naissance d’un écrivain qui compte et dont la France peut s’enorgueillir.

Longue vie, Tonino !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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