Vertiges (2013) – Lionel Duroy

Creuser l’intime, atteindre l’universel

Je ne comprends pas comment ce livre peut obtenir une moyenne aussi basse sur SensCritique.

Je pense que la plupart des gens qui l’ont noté ne l’ont que partiellement lu et, certainement, très mal compris. Il est pourtant d’un accès globalement facile (malgré ses 468 pages) mais la démarche peut dérouter, j’en conviens.

Lionel Duroy, qui se cache ici derrière le narrateur (Augustin, un écrivain torturé aux prises avec la fin de son histoire d’amour) se livre corps et âme et scrute ses sentiments (et les nôtres) au microscope.

J’avais déjà énormément aimé, il y a quelques mois, le très puissant Colères, où l’auteur revenait, toujours dans une veine autobiographique, sur sa relation désastreuse avec son fils qui lui faisait vivre un enfer.

Dans Vertiges, Lionel Duroy se penche sur une problématique universelle qui parlera à tous : ce qui se cache derrière tous nos attachements, ce qu’ils disent de nous et de nos liens à notre entourage. Comment notre histoire, notre passé, la relation de nos parents influent-t-ils sur nos relations sentimentales ? Comment se créent nos failles ? Comment naît le désamour ? Avec quoi nos erreurs, nos échecs amoureux, entrent-ils en écho ?

La démarche de Lionel Duroy est absolument passionnante puisque, d’une aventure personnelle – ses deux ruptures, avec Cécile puis Esther, avec qui il a partagé plusieurs décennies et eu des enfants – il parvient à tirer des conclusions universelles qui nous amènent à nous interroger sur notre propre fonctionnement amoureux.

Il est majoritairement question d’Esther dans ce livre, leur rencontre, les années passées ensemble et les premiers signes (perçus rétrospectivement) des déchirements à venir. Lionel Duroy s’interroge – et nous tend un miroir : comment peut-on passer de la tendresse la plus passionnée à l’indifférence, à la froideur ? Comment deux êtres qui se sont aimés en arrivent à se détester, c’est la question centrale de ce livre.

Le rôle des parents dans la construction sentimentale est ici parfaitement mis en avant : d’un couple de géniteurs dysfonctionnels ne peuvent naître que des êtres perturbés, dénués de confiance en leur propre valeur, dépendants sentimentalement et que l’abandon terrifie.

Lionel Duroy/Augustin se dépeint comme cet homme-là et sa lucidité sur lui-même, l’acuité de son regard introspectif a suscité en moi autant d’admiration que d’émotion. Le narrateur dissèque avec une précision d’orfèvre et une capacité d’observation hors normes, les attitudes, les regards et surtout les paroles de sa compagne : ces éléments finissent par tisser un écheveau fascinant, la peinture d’une histoire d’amour très personnelle aux accents pourtant absolument universels.

Comme je m’intéresse de près au travail d’écriture de mes auteurs préférés, j’ai été évidemment passionnée par l’engagement total de Lionel Duroy dans son art, qu’il décrit avec précision dans ce livre. Pour lui, l’écriture n’est ni plus ni moins – et il le dit ainsi – qu’une question de vie ou de mort. Ou de folie. L’écriture l’a sauvé du plus noir désespoir dans lequel son histoire l’a plongé (et surtout son enfance, très difficile, dont il parle dans Priez pour nous qui lui a valu la haine de tous les siens).

Il raconte très bien la solitude de l’écrivain, l’investissement mental, moral et sentimental de l’écriture, les pensées qui l’habitent, les centaines de photos de famille qu’il scrute à la loupe pour y trouver un éclat de vérité, les difficultés de l’inspiration et de la construction littéraire, ses échanges avec son éditeur (qui croit absolument en lui), l’argent et son travail de nègre, qui le distrait de la douloureuse histoire qu’il creuse de livre en livre..

J’ai adoré cette plongée très intime dans les coulisses de l’écriture, cela m’a beaucoup parlé. Le style employé par Lionel Duroy est un mélange très efficace de descriptions savoureuses, jamais ennuyeuses, de dialogues très vivants et justes, et de passages introspectifs sensibles, au lyrisme retenu mais bouleversant.

J’avais un peu l’impression par moments de voir se dérouleur sous mes yeux des scènes du cinéma français indépendant, à la Philippe Garrel ou Arnaud Desplechin. J’admire la mémoire de cet auteur, sa capacité d’analyse des situations, des années après, les rapprochements qu’il parvient à faire entre son père et lui (des ressemblances qui l’accablent), les flash mémoriels qui le traversent à la faveur d’un mot ou d’une attitude..

Au fond, de qui sommes-nous les héritiers ? Que nous ont passé nos parents ? En quoi influent-ils, tout au long de notre existence, sur notre vie sentimentale ? A-t-on conscience de leur importance dans la construction de notre schéma amoureux ? A qui ressemble-t-on ? De qui nous sommes-nous (inconsciemment ou non) inspirés pour devenir ce que nous sommes ? Et surtout : quels parents devenons-nous à notre tour, porteurs de cet héritage familial ?

René Char écrivait dans Feuillets d’Hypnos, que la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. Je crois que jamais un livre ne l’aura démontré avec autant de force que celui-ci, qui m’a laissée éblouie, terriblement émue, et totalement inspirée.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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