Aux amours (2021) – Loïc Demey

« J’ai tant rêvé de toi »

Presque trois ans que j’espérais que Loïc Demey s’adonne à ce qu’il sait faire de mieux (de ce que j’en sais) : écrire sur l’Amour. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il nous revient en grande et belle forme avec ce court texte (101 pages) sobrement intitulé Aux amours et publié cette fois aux éditions Buchet-Chastel. Le ravissant bandeau signé Nicolas de Staël est orné d’une citation que les connaisseurs ne manqueront pas de reconnaître :

Je n’attends pas la fin du monde, je t’attends

Ce sont les (presque) derniers mots du fantastique poème-fleuve du québécois Gaston Miron, La marche à l’amour, extrait de son recueil L’homme rapaillé. Loïc Demey semble vouloir placer son inspiration sous l’égide, la figure tutélaire de ce poète : de nombreux éléments, tant sur le fond que sur la forme, rapprochent en effet ici le poète lorrain de son confrère d’Outre-Atlantique.

A chaque ouvrage poétique de Loïc Demey son originalité : le premier pulvérisait la langue en effaçant les verbes ; le deuxième prétendait rendre compte du Carnet retrouvé du dormeur du Val de Rimbaud en le mâtinant de roman épistolaire ; la singularité de ce dernier-né, c’est qu’il n’est constitué que d’une seule et même phrase qui se déplie, se déploie et dévale du début à la fin sans interruption.

Je n’avais pas lu un tel procédé depuis le choc de ma lecture en 2008 des Portes du Paradis de Jerzy Andrzejewski. Le scénario tient ici sur un timbre-poste mais qu’importe : c’est la musique de la langue qui emporte et transporte. Un homme s’adresse à une femme qu’il attend mais qui ne vient jamais. Il ne sait rien d’elle, ni elle de lui, mais il sait qu’ils sont voués à se reconnaître et à se retrouver ici ou ailleurs, un jour ou l’autre.

La magie et la malice de ce livre, c’est que toute femme peut avoir l’impression qu’il lui est destiné, que les mots du poète s’adressent à elle seule. Une fois blonde gracile, une autre fois laissant dégringoler sa chevelure brune, la femme espérée est ici l’une et l’autre à la fois, toutes les femmes et aucune. Elle personnifie l’attente, n’est qu’un prétexte à la rêverie à laquelle s’adonne, dans un lyrisme débridé, cet homme qui écrit.

La voix du livre aimerait au fond – pour reprendre un titre d’un texte bien connu – que « quelqu’un l’attende quelque part », une femme idéale et évanescente, une passante éphémère qui, au fond, n’est qu’une silhouette fantomale qui échappe à tout saisissement concret, ne s’appréhende que les yeux fermés, par les mots du rêveur. A chaque fois que le poète pense la voir surgir, il la rate, ils se manquent, elle se dérobe, il la cherche en vain et cette quête éperdue est l’essence même de ce texte qui se penche sur l’attente, les projections amoureuses et le désir d’une inconnue fantasmée.

Parfois, symboliquement, il l’appelle Lise (subjonctif du verbe lire), Sybille (initialement une prophétesse) ou Elpis qui, dans la mythologie grecque incarne l’espoir. Elle est celle dont parle Verlaine dans son « rêve familier », celle qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, mais qui aime et comprend le poète intuitivement, lui dont la sensibilité le voue à une exigence amoureuse et sentimentale impossible à rassasier. La muse, la femme parfaite, celle qui inspire la plume poétique, échappe nécessairement au tangible, elle appartient à un céleste éther, n’est jamais entachée de quotidien, habite l’inaccessible. Elle est l’inextinguible moteur d’un amour à tout jamais intact :

L’illusion d’un amour sans cesse recommencé parce que jamais tout à fait entamé.

Quid de la parenté entre ce texte et La marche à l’amour de Miron, qui a réussi la gageure de renouveler et de rafraîchir le dire poétique amoureux de façon inédite ? Il y a d’abord ce torrent de mots, ce stream of consciousness, cette langue déchaînée, urgente, cette logorrhée sentimentale qui s’octroie parfois quelques embardées descriptives, saute d’un lieu ou d’une idée à l’autre, qui m’a rappelé ce poème-fleuve qui semble ne jamais vouloir s’arrêter.

Loïc Demey s’essaie également avec talent aux images et métaphores inédites, on sent qu’il n’a pas voulu tomber dans les écueils lyriques habituels mais s’emploie à dire l’Amour autrement. Comme chez Miron, on retrouve ici le caractère absolu, échevelé, passionné, de l’émoi amoureux et son cortège de fantasmagories et autres cristallisations, car « le dévouement et l’ardeur ne s’accomplissent pas dans la demi-mesure ». Loïc Demey excelle également dans le dire sensuel, l’expression des frissons charnels. S’il sait merveilleusement traiter les sentiments, il sait aussi très bien parler de sexe & certains passages en émoustilleront plus d’une. La langue de l’auteur est invariablement colorée, exotique, fait la part belle aux beautés du monde et à ses chatoiements sensibles, s’emploie à user d’un lexique riche, surprenant (« topiaire », « nivéen », « ponceau »…) Il est plusieurs fois question, tel un fil d’Ariane, d’un livre appelé Ombra d’un certain Otto Sfortunato (innamorato di un’ombra) et cette thématique de l’ombre (aussi bien que de la langue italienne, dont je ne savais pas Loïc Demey si familier !), de l’illusion, de cette femme qui n’existe que dans le rêve, qui est à la fois partout et nulle part, file l’ensemble de ces pages tentant pourtant de la circonscrire.

Qu’importe au fond qu’elle soit de chair ou de nuée, l’important n’est-il pas que cette femme insaisissable soit pour le poète, comme le disait Beauvoir, « pour son esprit un aliment et une flamme » ? De femme à flamme, il n’y a d’ailleurs qu’un son, qu’un pas, que le livre franchit dans une allègre musicalité. Parfois, émetteur et destinataire tendent à se fondre, se confondre, ne faire qu’un et jusqu’au cœur du signifié :

Je vais à vous venez à moi

Il sourd néanmoins de ces pages une certaine mélancolie, la conscience d’une irrémédiable solitude que rien ni personne ne saurait combler : Il sera toujours impossible, en dépit de notre besoin de nous rassembler, d’unir nos ressemblances, impossible d’appréhender dans son entièreté le roman de nos destins séparés, nous avançons toujours seuls, nous crierons toujours seuls, ainsi va la condition humaine. Mais demeure toujours le possible, le probable, l’inattendu, la source d’espérance, ce qui peut encore advenir tant que le cœur bat – en attendant le jour béni de la rencontre, imaginer, projeter, tracer les linéaments de l’inoubliable instant à naître :

Alors vous souriez à nos souvenirs promis, à ce soir où rien ne se précipitera, ni la fraîcheur du crépuscule ni le rapprochement de nos corps, au risque que rien n’advienne, la nuit, les lucioles et nos effleurements, saisir le premier prétexte pour établir un contact jusqu’alors évité, prendre tout notre temps, la séquence ne s’accomplit qu’une fois, les doutes s’amenuisent, l’appréhension perdure, n’importe quel motif fera l’affaire, l’unique dessein étant que plus rien ne s’interpose entre nous.

Il y a dans ce texte quelque chose d’un inventaire amoureux et d’une chanson à la Prévert, il y a d’ailleurs ce passage d’une allumette craquée dans le noir qui fait apparaître le visage aimé qui m’a évidemment rappelé le court poème dans Paroles qui s’achève par : « et l’obscurité tout entière pour me rappeler tout cela / en te serrant dans mes bras ». Comment enfin, lisant ce texte, ne pas penser à Desnos et à son « J’ai tant rêvé de toi » ?

J’ai tant rêvé de toi, Tant marché, parlé, couché avec ton fantôme Qu’il ne me reste plus peut-être, Et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allégrement sur le cadran solaire de ta vie

On l’aura compris, comme tout grand texte poétique, ce texte dessine des ponts, trace des chemins intertextuels passionnants, est traversé de nombreuses voix dont Loïc Demey est l’héritier et qu’il réactualise et revivifie magnifiquement. Délicate et singulière ode aux muses et aux amours (plus ou moins) imaginaires, poème en prose au flux (presque) intarissable, « Aux amours » s’ouvre et se ferme sur la même question, comme un appel – « Où êtes-vous ? » Il est certain que nombreuses seront celles qui, parvenues à la dernière page, auront envie de répondre :

« Mais là, Loïc : là ! »

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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