Rendez-vous en terre inconnue
Une résidence d’écriture en Nouvelle-Zélande ? Quel rêve pour un journaliste et photographe parisien en mal d’aventure ! Lorsqu’Amaury découvre ce projet, il se met en tête de trouver LE bon sujet pour décrocher la timbale. Au détour d’une recherche sur internet, ce narrateur (auquel le lecteur va très rapidement s’attacher) tombe sur la mystérieuse photo d’une femme, Minnie Dean, qui n’est autre que la seule femme condamnée à mort sur l’île en 1895. Une « baby farmer » accusée d’avoir tué plusieurs bébés dont elle avait la garde et de les avoir enterrés dans son jardin.
La première chose que j’ai aimée dans ce « récit » (ainsi que le stipule la couverture, à ma grande joie : trop de récits osent s’appeler romans) c’est la voix qui le porte, le regard posé sur le monde par Amaury da Cunha. Photographe en plus d’être écrivain, il a cette relation très forte à l’image, qui transpire dans son écriture et en est le fil rouge : tout part d’ailleurs de cette austère et intrigante photo de Minnie Dean à laquelle il revient sans cesse. A chaque instant, Amaury tente d’infuser du visuel, des réflexions sur l’image dans son texte, et ces allées et venues entre vue et verbe m’ont beaucoup séduite. Et puis, il y a ce grain de voix, la sincérité et l’empathie immédiates qu’exhalent ces pages, la sympathie de ce narrateur-enquêteur que l’on suit avec grand intérêt dans les coulisses de l’inspiration et de la création.
J’ai toujours aimé entrer dans « les cuisines » de la confection littéraire : Amaury ici nous livre ses hésitations, ses failles, ses questions, nous le suivons dans ses recherches autour de Minnie Dean, sommes à ses côtés, presque en temps réel, dans cette (en)quête qui va le mener bien plus loin qu’il ne l’imaginait.
Car la grande intelligence de ce texte fort documenté, son ambition in fine journalistique, c’est de remettre en question la version communément admise, de croiser les témoignages, de remettre l’humain au cœur de l’échiquier. D’ailleurs, les premières pages du texte sont en ce sens redoutablement brillantes. Le lecteur y rencontre Minnie Dean in medias res, une femme arrivée d’Ecosse plusieurs années auparavant, menant une vie de famille chiche et qui recueille de nombreux enfants qu’elle loge tant bien que mal dans sa maisonnette. Enfants qu’elle calme et endort à grands renforts (excessifs) de sirop à base d’opium, le laudanum. A aucun moment, on ne sent de méchanceté, de volonté de faire le mal. Tout au plus de l’ignorance ou de la négligence. Bien loin de l’image sulfureuse de sorcière maléfique qu’elle a laissée après elle. C’est en cela que le récit d’Amaury da Cunha est grand et profondément humaniste : il réhabilite des gens et des faits en replaçant la petite histoire dans la grande Histoire d’alors. Une époque où les abandons d’enfants étaient légion, où la misère faisait rage et l’on faisait comme on pouvait, avec les connaissances que l’on avait. En ce sens, il m’a rappelé le travail mené par Alexandria Marzano-Lesnevitch dans L’Empreinte, sa volonté de jeter une lumière nouvelle sur l’affaire d’un condamné à mort, récit que j’avais aimé également.
J’ai également adoré que l’auteur émaille son récit de références au cinéma, à la littérature, à la musique, qui font de ce récit un texte à la croisée des arts, et lui apportent une belle densité intellectuelle. On y croise Barthes et sa chambre claire, les films de la réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion, Persona de Bergman, Charles Juliet (un ami de l’auteur), Daphné du Maurier, Margaret Atwood, Purcell…. Quelle élégance. Amaury da Cunha pose un regard très sensible, sensuel et attentif sur le monde qui l’entoure et cette attitude m’a parlé en ce qu’elle correspond aussi à ma façon de percevoir et de lire le réel. De chaque rencontre qu’il fait au « pays du long nuage blanc » se dégagent une humanité, une sincérité rares. On voudrait que tous les journalistes aient cette soif de vérité, au plus près de l’humain, de la réalité dépassionnée des faits. Pourtant, il n’est pas uniquement question de réalité dans ce texte fourmillant et d’une grande profondeur.
Le personnage de Minnie Dean, âme damnée dont le destin s’écrit entre Ecosse et terres australes, permet à Amaury da Cunha de s’interroger sur les notions d’exil, d’immigration, de déracinement et d’enracinement. Sur ce que « réinventer sa vie » ailleurs veut dire, sur la fiction que l’on construit de son existence. C’est d’ailleurs sur ces questions, entre autres, que se referme fort joliment le récit, par l’entremise de la voix de Janice, artiste solaire qui emmène le journaliste sur les traces de Minnie dans le ténébreux sud de l’île.
Enfin, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir de nombreux échos, une gémellité de sensibilités entre l’auteur et moi, qui m’ont une nouvelle fois prouvé que lire, c’est, encore et toujours, « se » lire, et que les pages ne sont en vérité que des miroirs de papier. Qu’il s’agisse de drames familiaux, de goût pour les lettres manuscrites, de correspondances avec des écrivains, d’appétence pour la séduction, de citations qui sauvent, de tendances à noter les symboles et les synchronicités.. Tant de ponts bouleversants jetés sans le savoir entre auteur et lecteur.
Portrait en creux d’un homme sensible, intelligent, blessé et tendre, volonté de rendre justice à une femme trop vite jugée et sans doute plus victime que coupable, passionnante plongée exotique dans une terre inconnue aux mille mystères et fantômes, ode humaniste aux rencontres et hasards délicieux de la vie telle qu’elle va : le récit d’Amaury da Cunha est tout cela à la fois, et bien davantage, et vous le découvrirez en lisant ces 182 pages ébouriffantes de talent, de tendresse et de profondeur.
Superbe.