Chef (2022) – Gautier Battistella

La solitude des nombres premiers

C’est un conte, mais un conte cruel (comme souvent) que nous livre Gautier Battistella avec ce troisième roman. Tout commence avec une grand-mère malicieuse penchée au-dessus d’un chaudron en cuivre, Yvonne, l’aïeule du narrateur Paul Renoir, modèle et figure tutélaires de cette histoire pleine de bruit et de fureur. Un roman aux vastes ambitions, fourmillant et survolté, truffé de mille anecdotes, personnages et réflexions – une véritable gageure pour la critique littéraire !

Dans la famille, on marche sur les traces de nos ancêtres, on accepte le poids de l’héritage.

 

Le premier chapitre nous offre une entrée en matière savoureuse pleine de convivialité, d’humanité et de chaleur, où j’ai eu la joie de retrouver intacte la voix de conteur complice de l’écrivain toulousain, critique gastronomique à la ville. On ne peut qu’être attendri par cette remontée d’âge d’or, ces réminiscences attachantes de l’homme qui revient sur ses pas (comme souvent chez Battistella) et choisit de raconter son parcours et ce qu’il doit à cette grand-mère du Gers qui a en son temps fait tant parler d’elle.

Et dire que j’avais mangé étoilé toute mon enfance…

Comme toujours à l’époque, on commençait tout en bas de l’échelle et on grimpait. Yvonne servit longtemps une cuisine familiale, roborative et délicieuse, appréciée d’une clientèle locale et fidèle, puis elle gravit peu à peu les échelons, devint une institution à la renommée internationale afin de « servir les intérêts supérieurs de la gastronomie française ». L’auteur a cette formule remarquable (comme souvent) pour parler de ce monde qui changea de visage :

Le temps des nappes succédait à l’âge du bois.

Ce que j’ai immédiatement aimé retrouver, c’est la voix de Gautier Battistella qui sait mieux que personne faire chanter la langue et les sens pour les mettre au service d’une ode au terroir, aux racines, à l’héritage. A ce qu’on nous a légué et ce que l’on en fait. On retrouve ici les thèmes chers à l’auteur, déjà présents dans ses deux précédents romans, qui faisaient eux aussi la part belle à la famille, au clan et au passé qui toujours refait surface dans le présent, surtout à l’heure de solder les comptes. L’auteur, homme du sérail, va, avec Chef et à travers l’histoire de son narrateur, balayer plusieurs décennies de haute gastronomie tricolore, depuis la tablée de village à la bonne franquette aux établissements au luxe épuré attirant les équipes de Netflix. Il nous dépeint la trajectoire tragique, les gloires et les revers, d’une comète des fourneaux, celui qui, au début du livre se voit sacré meilleur chef au monde, Paul Renoir. Une récompense que celui-ci interprète avec amertume (car l’inscription « par ici la sortie » clignote sur le trophée) et qui en dit long sur l’exigence illimitée des grands chefs de la haute cuisine.

Un chef dont le destin se noue forcément à celui d’hommes de passion (et donc de souffrance) pour qui l’excellence n’est pas un vain mot. Des hommes et des femmes prêts à sacrifier leur vie pour espérer voir leurs assiettes caracoler et les étoiles s’aligner. Et ce, même si ces étoiles s’avèrent des « malédictions heureuses ». J’ai aimé que les différents membres de la brigade soient si bien caractérisés, le chef les ayant tous choisis par coup de foudre professionnel, pour le ‘chien’, la singularité et le talent ébouriffant qu’il leur trouvait. Paul Renoir aurait pu faire sienne la phrase d’Oscar Wilde :

J’ai les goûts les plus simples du monde, je me contente du meilleur.

Yumi, la discrète pâtissière japonaise à la sensualité exacerbée, Christophe le chef boxeur et taiseux, Diego le catalan sanguin… Tous ne sont que des as, des fous de leur art et des bourreaux de travail : les qualités minimales pour espérer tutoyer les hautes sphères du milieu. Une équipe reconnue comme « la plus silencieuse » des restaurants étoilés.

C’est la magie de la cuisine, les âmes se rencontrent en silence.

Le suicide du chef dès le début du roman, alors même que les équipes de Netflix sont en place en vue d’un film à la gloire de Paul Renoir, est une déflagration. Le souffle atteint tout d’abord les équipes puis par contagion le milieu, les médias, puis le monde entier. La déferlante médiatique est particulièrement bien rendue, l’émotion des réseaux sociaux, le défilé des hashtags, les papiers bouleversés des critiques culinaires… Battistella n’a pas son pareil pour croquer l’époque et ses turpides, pour embrasser les tendances avec un sens de l’observation sociologique acéré. Le lecteur ne peut que ressentir l’onde de choc que constitue ce coup de fusil de chasse à 62 ans.

Qu’est-ce qui peut conduire un homme à l’apogée de sa carrière, marié à une splendeur russe qui lui a remis le pied à l’étrier 20 ans auparavant, à mettre fin à ses jours de manière aussi violente ? Paul Renoir qui disait que « devenir chef, c’est entrer en conflit avec l’univers. » Un conflit qui aura fini par avoir sa peau et pourtant, le cuir semblait épais. Gautier construit son roman comme un film, les chapitres assez brefs s’enchaînent avec rapidité, la narration alterne entre l’actualité du restaurant Les Promesses et les confessions à rebours du chef Renoir dont les rushs vidéo forment une sorte de testament posthume qui éclaire le récit. J’ai retrouvé ici le procédé romanesque malin que j’avais aimé chez Virginie Despentes dans Vernon Subutex : là aussi, le lecteur est suspendu jusqu’à la dernière ligne aux confidences de Paul Renoir, en quête d’une explication précise sur son terrible geste.

Mais l’intelligence de ce texte si vif et bien écrit, c’est justement de distiller les indices au fil du temps, comme autant de cailloux semés sur la route de Paul et qui le conduisent à ce terrible choix. C’est aussi de ne pas donner d’explication définitive et laisser le lecteur tirer ses propres conclusions. Ce que nous comprenons au bout de ce « page-turner » de 330 pages, c’est la violence inimaginable du milieu de la haute gastronomie soumise au « Guide » (décrit comme une créature fantastique, ce qui nous ramène dans le monde du conte). Trahisons, coups bas, incendies criminels, vols, tromperies, hypocrisies… Toute la palette des vicissitudes humaines semble s’y trouvée rassemblée. Chacun est prêt à écraser son concurrent sans une once de scrupule pour peu de s’assurer une place au soleil. C’est une véritable jungle, où règne sans partage la loi du plus fort, du plus charismatique. Gautier Battistella n’hésite pas à filer la métaphore de la mafia pour décrire ces coteries toquées.

Ainsi, Alain Ducasse est dit Don Ducasse à la manière d’un parrain à la Scorsese, Paul Bocuse est une espèce de figure semi-divine et bourrue qui est grand parce qu’il ne se déplace jamais sans sa stature. (Gautier Battistella est un grand chef de la formule bien troussée) J’ai également apprécié que l’auteur s’intéresse à ce que l’on pourrait appeler la « géopolitique » de la haute gastronomie, où les choix d’implantation font tout : s’installer à Annecy ou à Lectoure, place Clichy ou au Trocadéro sont des décisions aux ramifications infinies qui suscitent critiques, jalousies, luttes territoriales, défenses de prés carrés et de plates-bandes. Encore une fois, à chaque étape, le milieu ne fait aucun cadeau aux challengers et aux autres impétrants. La piste aux étoiles est semée d’embûches dont il faudra triompher pour prouver sa valeur, sa vaillance et son talent. Mais triompher des obstacles ne suffit même pas, il faut une part de génie allié à une ténacité surhumaine pour espérer conserver sa gloire. Car tutoyer les étoiles est une chose mais durer en est une autre et c’est là tout le défi des grands chefs : gagner les sommets et savoir y demeurer. Le monde de la haute gastronomie est évidemment une affaire de sens, de papilles et de pupilles, de fumets et d’accords, de produits rares et de mets sublimés. Je ne compte plus les passages où j’ai salivé à la lecture d’inventaires à la Prévert de plats délicats aux épithètes prometteuses : voilà un livre qui mettra l’eau à la bouche aux gourmets comme aux gourmands.

La cuisine est à la fois un « empire des sens » et un « empire des sangs », à différents égards (le passage sur la chambre froide des viandes est remarquable : « Un végétarien y verrait une morgue, Gérard Depardieu, une cathédrale ») : le sang des animaux cuisinés, les coups de sang durant le coup de feu, le sang que partagent un père et un fils… Mais si le goût est évidemment en majesté dans ce roman à travers la bonne chère, la chair et ses virtualités sensuelles ne sont toutefois pas en reste. En effet, Gautier Battistella excelle dans la peinture des scènes érotiques et suggestives qui ne manqueront pas d’émoustiller les lecteurs – et surtout les lectrices. Tous les sens sont convoqués et stimulés dans ce texte infiniment riche. Gautier Battistella nous brosse un monde en mutation, qui cherche à se réinventer pour coller aux attentes d’une époque et d’un marché mouvants.

Un monde qui risque de perdre son âme, de se voir dénaturé sous les coups de boutoir des technologies, de la société du spectacle (le pari faustien de la « cuisine moléculaire) et d’une « culture » anglo-saxonne aux antipodes de l’esprit français truculent, rebelle et irrévérent. Voilà qui pourrait jeter une lumière nouvelle sur le geste de Paul Renoir et qui nous évoque les mots de l’Evangile de Matthieu :

Et que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son âme ?

Paul a-t-il eu le sentiment de trop sacrifier à son art, de perdre son authenticité initiale, de trahir Yvonne en parvenant où il est parvenu ? Ses ultimes confidences font aussi état de ses regrets par rapport à ses enfants, à sa fille notamment, qu’il n’a pas vue grandir. La relation difficile entre Paul et son fils Mathias, son héritier aux fourneaux, est très émouvante et surprenante dans le tour qu’elle finit par prendre. Chef nous dit que les grands noms ne peuvent évidemment pas mener une vie privée normale. Ils sont en vérité terriblement seuls dans leur course effrénée. Peu d’amitiés, d’amours ou de liens filiaux tiennent la distance ici. (d’où le choix du titre de cette critique, emprunté à la pépite littéraire de Paolo Giordano). Le fond de ce roman est cette déchirante déréliction du grand chef face à lui-même, ne pouvant s’appuyer que sur ses propres ressources. Seul face au destin qu’il s’est choisi. La haute cuisine est un marathon qui ne s’achève qu’entre quatre planches.

Critique gastronomique, Gautier Battistella ne pouvait pas oublier de planter dans son décor un journaliste très gargantuesque, le bien nommé Legras, hénaurme silhouette et plume affûtée (il faut lire son entrée dans le restaurant, un morceau de bravoure !) qui fait et défait les réputations des étoilés depuis ses colonnes imprimées. Last but not least, le monde du « Guide », c’est aussi « une certaine idée de la France », de ses valeurs, de son esprit. Gautier Battistella dit avec beaucoup de pertinence cette spécificité infiniment française de la cuisine tricolore qui a fondé sa gloire :

J’ai tout sacrifié à un métier que je ne reconnais plus. La cuisine a longtemps été une profession de voyous, destinée à des gentlemen. Les cuistots se moquent de leur apparence, mangent mal, aiment la castagne, mettent du gel dans les cheveux et fument comme des pompiers. Or, les mêmes ont à charge de fixer le maître étalon du goût et d’arbitrer les élégances de la gastronomie la plus prestigieuse du monde.

Chef n’est pas simplement un drame au scénario parfaitement calibré comme un long-métrage, c’est un livre infiniment politique et presque philosophique, une déclaration d’amour à la France et à son art gastronomique, à la richesse de son terroir entre terre, mer et montagne, à ses savoir-faire et savoir-être enviés dans le monde entier, à la beauté singulière de ses talents et à la gloire de ses génies des casseroles. Un livre où pointe aussi une certaine mélancolie face aux évolutions d’un monde qui risque de perdre sa substantifique moelle.

A ceux qui raillent parfois la piètre qualité de la littérature française contemporaine, j’oppose souvent quelques noms, dont celui de Gautier Battistella, dont la production m’enthousiasme tant par son style plein de fulgurances admirables, par sa voix attachante, pleine d’empathie, d’humour et d’esprit, que par les sujets qu’il choisit et qui sont à chaque fois d’un raffinement insondables.

Entre truculences rabelaisiennes et gauloiseries, sophistications et saveurs élaborées, arts et déboires, coups de génie et coups du sort, c’est toute l’âme du goût à la française qui s’écrit sous la plume de Gautier Battistella, et avec quelle intelligence : un régal littéraire. 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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