Woman VS Wild
Est-il possible de vivre sans cette fureur qui pulse au fond de nous, qui menace périodiquement de tout anéantir ?
C’est avec beaucoup d’émotion que j’ai terminé ce livre que je ne comptais pourtant pas lire mais dont les premières pages m’ont tellement happée que je n’ai pas eu d’autre choix que de continuer.
Déjà, le sujet : l’auteur, Nastassja Martin, anthropologue, raconte comment, au cours d’un voyage de recherche au Kamchatka en 2015, elle survit miraculeusement à une attaque d’ours. La scène de collision femme/animal n’advient qu’à la toute fin, procédé malin pour tenir le lecteur en haleine.
Pour continuer à vivre, il ne faut pas penser aux mauvaises choses. Il n’y a que l’amour qu’il faille rappeler à nous.
Divisé en 3 grandes parties au nom de saisons, « Croire aux fauves » est le témoignage, le journal de bord pratique et existentiel d’une rescapée qui a beaucoup appris de cet accident.
En 150 pages justes, haletantes et profondes, elle raconte son protocole médical, la souffrance, la défiguration, les opérations, la peur, le froid, les rêves, les rencontres, la famille, les déplacements.
D’une écriture dénuée du moindre pathos, Nastassja dit la « guerre froide » médicale entre la Russie et la France, puis entre les hôpitaux français eux-mêmes qui ont du mal à s’entendre sur son cas. Et de plonger peu à peu vers une introspection métaphysique autour de cette rencontre bestiale que, comprend-elle, elle a inconsciemment cherchée. Comme si le Destin entrait enfin en résonance.
(…) dans la rencontre entre l’ours et moi, dans sa mâchoire contre ma mâchoire, il y a une violence inouïe, qui exprime celle que je porte en moi. Si je déroule le fil de ma pensée, je suis allée chercher à l’extérieur quelque chose qui est en moi, l’ours est un miroir, l’ours est l’expression d’autre chose que lui-même, qui me concerne, moi.
Mourir à soi pour mieux renaître. Nastassja est guidée par la sagesse et les superstitions de ses comparses russophones, qui vivent dans des conditions extrêmes et connaissent les arcanes de ce monde hostile.
[L’ours] n’a pas voulu te tuer, il a voulu te marquer. Maintenant tu es miedka, celle qui vit entre les mondes.
Épaulée par ses proches et amis, Nastassja Martin va tirer de ce drame qui fait basculer sa vie une nouvelle philosophie d’existence. La convalescence est le moment de faire le point sur son être, secoué par les souvenirs traumatiques de cette incroyable séquence. Cette fusion physique avec la sauvagerie est une entrée de plain-pied dans le mythe.
(…) Je me dis qu’il vaut mieux que j’accepte mon inadéquation, que je m’arrime à mon mystère. Je me rappelle les instants de fulgurance après le combat. L’évidence de la forêt, l’évidence qui fait que je décide de ne pas mourir. Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d’avant le temps, le temps du mythe , de la matrice, de la genèse. Un temps proche de celui où les humains peignent la scène du puits à Lascaux. Un temps où moi et l’ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c’est une initiation mutuelle ; une négociation au sujet du monde dans lequel nous allons vivre.
Un texte dont certains passages, surtout le moment de l’abattage atroce des rennes, quand la neige est recouverte de sang, m’ont rappelé la saga inuit de Jorn Riel, « Heq, chant pour celui qui désire vivre », qui nous fait aussi entrer dans ces cultures si éloignées des nôtres.
Daria dit que les images nocturnes ne sont pas toujours de pures projections. Des rêves-souvenirs ou des rêves-désirs.
J’ai également été touchée intimement par ce récit, certaines réflexions faisant écho à ma personnalité et ses problématiques. Comme un appel au réveil. Des phrases qui m’ont fait tilt.
La situation de crise me paraît toujours bonne à penser ; parce qu’elle recèle la possibilité d’une autre vie, d’un autre monde. Je n’ai jamais su faire avec l’apaisement ni la stabilité ; le calme n’est pas mon fort. Je me dis que sans me l’avouer j’ai dû chercher sur la plaine d’altitude celui qui révélerait enfin la guerrière en moi.
J’ai goûté les moments de soin de Daria envers elle, la patience, le silence, la douceur au service de la fragilité de la jeune femme. J’ai trouvé les liens avec les Sibériens infiniment émouvants. Dans son voyage pour « aider l’âme à se relever », Nastassja évolue au fil du texte dans différents mondes, à la fois proches et lointains : « le monde trop alter de la bête ; le monde trop humain des hôpitaux ». Enfin, elle cite René Char et Pascal Quignard, je ne pouvais que définitivement l’adorer.
Un récit initiatique et spirituel qui est une invitation au courage, à l’abnégation, au rêve, à la connaissance de soi, des autres et du monde, au sein desquels cohabitent immanquablement autant le mystère, la fureur que la plus grande douceur.
Ma-gni-fique.