Extérieur monde (2019) – Olivier Rolin

« Le chatoiement immense du monde »

Hasard du calendrier, je referme le livre d’Olivier Rolin le jour où j’apprends qu’il fait partie des 4 romans encore en lice pour le Goncourt 2019. Il est d’ailleurs le seul dans ce dernier carré que j’aie lu, et je ne l’aurais sans doute jamais fait si un auteur que je chéris, lui-même juré de ce prestigieux prix, ne me l’avait chaudement conseillé.

Bien m’a pris de suivre sa recommandation puisque je ressors emplie d’admiration et de gratitude de ces 301 pages parues chez Gallimard. Ce récit pourrait avoir pour résumé le superbe titre du film Se souvenir des belles choses : Olivier Rolin nous emmène avec lui en promenade dans sa mémoire (même s’il récuse écrire ici les siennes), au gré de digressions tour à tour sensuelles, mélancoliques, drôles, tourmentées qui disent bien la riche sensibilité de cet auteur dont je n’avais rien lu jusque là. Un projet esthétique de passé recomposé qu’il expose ainsi :

Rabouter, coller des dizaines d’éclats de souvenirs, en recomposer un vase imparfait, fracturé, dont je ne serai que le vide central.

Ce livre, cette prose du monde qui n’a rien d’un roman puisque l’ambition autobiographique ne fait aucun doute, est également journal de bord de sa vie de reporter : y abondent les récits de ses (très nombreux) voyages aux parfums exotiques, qui au Soudan, en Égypte, en Colombie, au Pôle nord (y finissant Les Misérables).. Moi qui ne suis pas particulièrement friande de ce genre littéraire, j’ai beaucoup aimé la voix d’Olivier Rolin, son talent pour les belles descriptions un peu à l’ancienne (lui qui se définit comme un homme du passé, qui déplie des cartes routières à New York, regrette les machines à écrire, lit Pierre Dac et de la poésie, fuit les écrans et tient à jour une kyrielle de carnets), son regard sans complaisance sur lui-même aussi, au gré de ses pérégrinations, son sens de l’humour et son invariable autodérision.

C’est donc à la fois un portrait du monde, de ses paysages et de ses habitants, mais aussi en creux, de celui qui les observe. On suit Olivier Rolin d’ambassades en conférences, infatigable bourlingueur drolatique, irrésistible conférencier sans illusions sur sa popularité, rencontrant dignitaires ou simples lecteurs aux questions parfois fulgurantes. Olivier Rolin, dont je découvre aussi par ce livre, qu’il est un spécialiste de Proust, ce qui est loin d’être un simple détail ici. La démarche d’Extérieur monde semble vouloir se rapprocher de celle de la Recherche en ce que ce récit naît d’un besoin de récapitulation, cherche à garder trace, à fixer, à immortaliser par l’œuvre littéraire, des rencontres, des sensations, des émotions par essence fugitives et éphémères, et que le temps tend à dissiper puis engloutir tout à fait.

Dès les premières pages, on ne peut qu’être saisi par l’humilité et la sincérité du narrateur qui confesse qu’il ne sait pas bien où va le mener ce projet littéraire et livre ses doutes, à cœur ouvert. Lui qui confie qu’il s’est toujours senti un peu déplacé comme reporter et écrivain et qui excelle dans l’auto-critique :

S’il y a- et il y en a- des cours de creative writing et autres foutaises, ce début pourrait fournir un exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Immense est le cimetière de mes projets abandonnés Tout d’un coup, je m’ennuie. Je m’ennuie moi-même, alors vous qui me lisez ?

Plus loin, Olivier Rolin (qui me fait penser à un dandy désabusé) dit avec humour qu’il n’a aucune mémoire ni imagination et qu’il est donc particulièrement bien équipé comme écrivain. Cette approche m’a semblé très innovant (moderne !) et à dire vrai : décomplexante, rassurante, d’une honnêteté pleine de bienfaisance. Olivier Rolin n’oublie jamais d’interpeller son lecteur (via un vous d’adresse directe parfois), de le prendre à parti, d’en faire son complice. J’ai aimé qu’il brise ainsi sans vergogne cet impressionnant quatrième mur. Les femmes occupent dans ces pages nostalgiques et gracieuses une place de choix.

Il y aura je le pressens pas mal de portraits de jeunes filles, jeunes femmes, beautés entrevues, touchantes, dans ce livre. (…) Dois-je m’en excuser ? C’est ainsi : rien, dans le chatoiement immense du monde, ne m’a plus ému, rien.

Olivier Rolin souhaite avec ce livre rendre un hommage appuyé, lumineux–amoureux–à toutes les inoubliables représentantes du beau sexe (les « passantes » du poème de Baudelaire auquel Olivier fait souvent référence) qui ont croisé sa route, dans le monde entier, au fin fond de la Sibérie, du Turkménistan ou du Brésil. L’auteur a cet art de la description élégamment troussée et le talent d’offrir à chaque beauté un écrin sensuel et évocateur d’une subtile facture et qui exprime l’émotion du regard de la plus délicate des manières.

Petit casque de cheveux noirs, yeux noirs que faisait pétiller une traînée de taches de son au-dessus des pommettes hautes, bras minces et bruns hors des manches courtes de la chemisette bleu pâle, taille mince, hanches plutôt larges, nez droit, une Vénus méditerranéenne. Une divinité crétoise.

Jolie musique de la langue d’Olivier Rolin, goût pour le grain des mots avec lequel il joue délicieusement :

[les montagnes] où sinuaient les clairs serpents de sable d’oueds à sec. l’obscurité retentissant d’aboiements de chiens invisibles la géographie des langues que j’ai fréquentées sans en devenir l’amant l’indistinction de l’eau calme et du ciel

Ce récit est aussi l’occasion de mettre à l’honneur et en lumière les livres qui comptent et ont compté, les voix des auteurs chéris et qui ont donné à l’auteur goût à la littérature, tant lue qu’écrite. La mémoire fait remonter les citations, les mots aimés, les personnages (beaucoup issus de La Recherche (passion qu’il partage avec cet ami qu’il accompagnera avec émotion au seuil de la mort, Serge (dont je me suis demandé s’il ne s’agissait pas de Serge Doubrovsky ?), mais aussi de Chateaubriand, Borges, Apollinaire, Perec, Michaux et de myriades d’autres. Et cette noble ambition :

Si ce que j’écris à présent ne pouvait servir qu’à ça, faire lire d’autres livres..

Comment ne pas aimer un auteur qui se soucie autant de son lecteur, qui se veut passeur, inspirateur, dont la modestie (malgré une œuvre conséquente) semble si grande ? Une certaine mélancolie (mais légère, joyeuse, sans pesanteur aucune) file ces pages, qui est aussi liée à la solitude de l’écrivain, que l’on croise en solo dans une chambre d’hôtel en train de lire Michaux ou Maupassant.. Et en même temps, comme cet isolement est beau ! Comme lui seul permet l’écriture, ainsi que le disait Duras ! Le côté écrivain voyageur rapproche Olivier Rolin d’une longue tradition littéraire (Cendrars, Nicolas Bouvier..) et il m’est avis que tous les guides de voyages devraient être rédigés par des écrivains tant eux seuls peuvent rendre intéressants, vivants et vibrants les paysages traversés et les gens croisés et leur donner la profondeur et l’épaisseur qu’ils méritent.

L’auteur m’a également fait penser intuitivement à Lionel Duroy et à Emmanuel Venet : tous trois ont en partage la fascination pour les femmes, un côté cœur d’artichaut et une bonne dose de drôlerie. Olivier Rolin qui dit qu’il aime les cimetières (puis ajoute : Ciel ! qu’ai-je dit là ?), qui raconte qu’on le prend pour Jean-Christophe Rufin dans des cocktails, qu’il croise dans je ne sais quel pays des musulmans débonnaires. Le lecteur ne peut qu’être séduit par la sympathie, la bonhomie, la bienveillance (non sans causticité) de cet écrivain face à cet extérieur monde qui l’entoure et n’a de cesse de le troubler (au moins autant que les femmes).

Dans ce foisonnant inventaire à la Prévert, où fourmillent les innombrables splendeurs du monde et des hommes, ces pages où s’immortalisent les choses vues (et surtout aimées), où l’on respire l’âme d’un temps à la fois révolu et immémorial, Olivier Rolin fait formidablement mouche, couche son cœur et touche son lecteur avec une tendresse comme on n’en fait plus.

Oui, écrire, c’est bien ici, Monsieur Rolin, faire de la beauté avec les mots.

Merci à vous !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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