Histoire d’une Grecque moderne (1740) – Abbé Prévost

Épris au piège

Un diplomate français basé en Turquie nous narre son « avanture » suite à sa rencontre, dans le sérail d’un ami, avec une « jeune Grecque » que ce dernier possède.

D’entrée, le narrateur explique que son récit est sujet à caution puisqu’il procède de l’amour, donc ne saurait être objectif. Il s’accable dès les premières lignes, ce qui m’a semblé un idée assez maligne puisqu’elle permet de désamorcer par avance toute éventuelle critique. Il s’en remet au jugement du lecteur pour démêler avec neutralité les différents épisodes qu’il va nous présenter.

Quelle fidélité attendra-t-on d’une plume conduite par l’amour ? (…) Quel prix pour des sentiments tels que les miens ?

On nous présente ce texte de l’abbé Prévost comme LE roman « à clef(s) » qui a défrayé la chronique de l’époque : en effet, derrière la figure du narrateur et celui de la jeune femme semblent se cacher des personnages ayant vraiment existé et choqué par leur relation (un certain Ferriol qui avait acheté une enfant, Aïssé, avec qui il aurait entretenu des relations incestueuses). L’auteur se démarque néanmoins d’entrée du réel supposé de cette inspiration en faisant se rencontrer les protagonistes à l’âge adulte.

Tout le génie (et parfois le comique, involontaire) de cette histoire réside dans la stratégie que va mettre en place le diplomate pour s’attirer les faveurs de sa belle. Au départ, il joue « l’affectation d’indifférence pour les femmes » et se pose en grand seigneur libérateur qui offre à Zara, la malheureuse jeune Grecque esclave (qui prendra ensuite le nom de Théophé, et ce changement dit tout de sa conversion morale) un affranchissement qu’elle n’espérait plus.

Il l’aborde au sérail, non sans calcul, en lui confiant que les Français considèrent les femmes bien différemment que de simples objets sexuels comme les Turcs : les Français, dit-il, valorisent avant tout la vertu et la sagesse, à l’appui des grands penseurs moralistes. Dès cet instant, chacun va devenir le dupe de l’autre, chacun semble mentir et cacher ses véritables intentions. Séduite (ou pesant bien ce qu’elle pourrait gagner) la jeune fille de 17 ans va alors faire passer au diplomate une missive afin de lui demander son aide.

La jeune fille, qui va ensuite raconter à son protecteur sa triste histoire (orpheline de mère, ayant échappé à la coupe d’un père qui voulait la vendre puis atterrissant dans le harem de Chériber, un vieux pacha peu exigeant sensuellement) va alors jeter sur son passé un regard sévère, considérant sa vie jusqu’ici comme une « infamie ». Ce jugement sera peu à peu renforcé par ses lectures (proposées par le diplomate devenu « son maître, son roi et son père ») qui vont minéraliser ses convictions et son désir de pureté. On peut interpréter ce basculement comme la fin de son innocence : de jeune fille naïve et jouet du destin, incapable de percevoir le « mal » des événements vécus, elle accède à la connaissance et devient femme se voulant maîtresse de son destin, jaugeant sans aménité ses anciennes conduites, « fautes involontaires » pour son protecteur.

Le diplomate, qui avait cru la séduire en lui présentant une vie différente de celle qu’elle avait connue jusqu’ici, ne pensait pas être aussi bien obéi. La vertueuse Théophé ne veut désormais plus entendre parler de plaisir et de sensualité mais vouer sa vie à la sagesse et à l’étude. Ainsi le narrateur est-il pris au propre piège de sa stratégie : à la moindre approche sensuelle, il sera repoussé pour morales raisons, Théophé prétextant, avançant qu’une femme telle qu’elle, avec son passé dissolu, ne saurait être digne de sentiments si nobles.

Toutefois, le diplomate nourrit toujours le secret espoir de voir se muer la reconnaissance qu’elle lui voue en amour-passion. Il parie sur la naissance de ses sentiments, en écho des siens. Il va alors multiplier les générosités et les dévouements dans le but de les voir éclore, car les siens dévorent ses heures.

Tout le livre tourne autour de l’omniprésence obsédante de la jeune femme dans ses pensées et de son déchirement intérieur : doit-il demeurer pour elle ce mentor, ce « père », contribuer à faire d’elle une femme vertueuse et admirable, ou doit-il tout mettre en œuvre pour parvenir à ses sensuelles fins ? Nous avons là la traditionnelle dichotomie « raison-passion » qui file l’esprit humain et traverse toute la littérature au fil des siècles. On voit le personnage aux prises avec ses propres hésitations, ses reprises et ses doutes, notamment lorsqu’il tente de persuader son désir qu’il ne peut s’éprendre d’une femme qui a connu une telle vie de débauche. Il essaie de se convaincre et de se dégoûter d’elle : sans succès. Il passe son temps à tenter de comprendre sa protégée, interprétant de manière souvent erronée ses refus, qu’il veut voir comme des pudeurs, des réserves, des timidités qui seront bien vaincues un jour. Il parie sur une forme d’usure : à force de gentillesses, il pense qu’elle finira par lui céder. Toute cette histoire n’est qu’en fait qu’un vaste déploiement et une analyse des « mouvements du cœur », de ses clartés comme de ses aveuglements (nombreux).

Le diplomate va tenter d’endosser tous les rôles dans le but de faire flancher Théophé en sa faveur, jusqu’à leur prêter l’un à l’autre les rôles de Pygmalion et Galatée : elle devient sa chose, sa création, sa fierté, l’œuvre d’un démiurge. Mais le désir sensuel vient souvent perturber ses belles et hautes résolutions..

Les critiques ont voulu voir dans la remarque du diplomate face à un énième refus de Théophé (« Je ne désire point d’une femme ce qu’elle n’est pas portée à m’accorder volontairement ») l’attitude d’un libertin qui souhaite que sa proie lui cède librement sa liberté. Je n’y ai vu pour ma part qu’une marque de respect face à une femme dont il attend évidemment le consentement et qu’il ne souhaite forcer en aucun cas. En ce sens, le roman de l’abbé Prévost est féministe (au sens noble du terme), puisqu’il nous présente un homme amoureux et frustré qui, malgré son dépit et ses accès de jalousie, ne va jamais chercher à contraindre la femme qui se refuse à lui. Théophé garde en fait en permanence « la main » sur leur relation, c’est elle qui en fixe les contours, en décide le tempo. Elle est véritablement le personnage principal du récit, autour duquel tourne tous les événements ou presque.

Mais ce qui est singulier avec ce texte, c’est le comportement de la jeune femme, dont le narrateur (externe) nous rend compte et dont il est difficile de démêler les intimes motifs. Utilise-t-elle à dessein la stratégie initiale du diplomate pour la retourner contre lui et son désir (ne pas se rabaisser aux plaisirs des sens, infâmants, masque qui cache son absence de désir pour lui), ou est-elle véritablement sincère dans son vertueux sacerdoce ? Le mystère restera entier, le diplomate dit d’ailleurs d’elle qu’elle est « une énigme perpétuelle ».

Le lecteur ne peut qu’être frustré de n’avoir pas accès à la version de la jeune femme : ne trouve-t-elle tout simplement pas le diplomate à son goût pour en faire son amant et se sert-elle de lui et de ce qu’il avait avancé (sagesse et vertu) pour le repousser et le rabattre en permanence sur un platonisme et une « amitié » qui ne suffisent guère à l’homme ? Nous ne le saurons pas.

« Histoire d’une Grecque moderne », c’est un peu l’exposition des « Fragments d’un discours amoureux » de Barthes avant l’heure. À travers les multiples épisodes rencontrés, le narrateur passe et repasse par toutes les phases de l’amour et du désir : espoir, dépit, jalousie, attente (perpétuelle !), négociations, bonheur, mélancolie, grandeur d’âme, colère…

Le lecteur de l’époque, friand d’exotisme, a dû goûter pleinement ce texte qui se déroule en Turquie et offre la peinture d’une culture et de mœurs bien différentes de la France. L’abbé Prévost émaille son texte d’épisodes pittoresques qui tentent d’ancrer la fiction dans l’Histoire : ainsi de la conjuration de l’aga des janissaires contre le vizir. Les fréquents voyages du diplomate entre sa maison de campagne d’Oru (où il a installé ses gens et Théophé) et Constantinople sont l’occasion pour le récit amoureux de dévier légèrement de son axe, à travers des considérations plus politiques qui donnent de l’épaisseur à l’aventure. Il est amusant de voir que le narrateur juge les descriptions de lieux « inutiles » voire ennuyeuses : s’il relève la « magnificence » de certains endroits, nous n’en saurons pas davantage. Il en va de même pour Théophé, dont la beauté fait tourner absolument toutes les têtes des mâles qu’elle croise, mais dont nous n’avons hélas aucune description physique précise. Le narrateur préfère le tableau des « ressorts intérieurs » plutôt que des atours visibles (il relève d’ailleurs souvent les qualités morales de la jeune femme).

Une vie dédiée à la « pratique des principes » inculqués par le diplomate : tel semble être le désir de Théophé qui pourtant ne manque pas de prétendants prêts, dès la première rencontre, à lui passer la bague au doigt. On ne compte plus les personnages qui la courtisent fort assidûment tout au long du texte : le sélictar, Synèse (prétendument son frère de sang !), le comte etc. Le diplomate se réjouit de la voir repousser toutes leurs avances, sans réaliser qu’il fait partie du lot. Elle est pour lui, par sa « noblesse de sentimens », « supérieure à toutes les femmes du monde ». Le narrateur passe fréquemment de l’idéalisation la plus complète à la crise de jalousie et à la colère, jusqu’à traiter Théophé d’ingrate : ainsi en va-t-il des « mouvements du cœur », éternel balancier.

Je suis encore à comprendre comment des sentimens d’honnêteté et de vertu produisirent sur moi les mêmes effets que l’image du vice.

Autant il est difficile d’interpréter les attitudes de Théophé, autant il est également complexe de démêler les secrets ressorts des décisions du diplomate, de jauger de leur sincérité véritable, d’autant que c’est lui qui relate tout et qu’on pourrait lui prêter l’envie de se donner le beau rôle. Ainsi de l’épisode où il libère Maria Rezati (double inversé de Théophé) et son chevalier de Malte : le fait-il par authentique générosité ou souhaite-il par cet acte se réhausser dans l’estime de « la reïne de tous [ses] désirs » ? Quoi qu’il en soit, le lecteur ne peut qu’être touché par ses illusions manifestes, par sa folie amoureuse, par ses emportements d’homme épris (qui croyait prendre). Point d’orgue de la compassion, le moment où Théophé, que le diplomate pensait hermétique à toute approche, finit par lui confier sa « violente inclination » pour le comte rencontré sur le bateau vers la France. Tout lecteur ayant eu à traverser un chagrin d’amour ne peut qu’être ému par ce personnage, et indulgent pour ses errements et ses turpitudes et qui peste parfois d’avoir à sempiternellement tenir pour la femme qu’il aime le rôle de « prédicateur et catéchiste ».

Le diplomate, dont le cœur refuse sans cesse de se résigner, n’espère qu’une chose : que Théophé tombe enfin amoureuse de lui. Mais l’amour n’est-il pas cet « enfant de bohème » qui ne connaît pas de lois et qu’il est impossible de faire naître par décision ? Le narrateur finira par l’apprendre avec le temps.

Même s’il tente de rallier le lecteur à ses interprétations sur le caractère « obscur et incertain » de la jeune Grecque, difficile pourtant d’y voir quoi que ce soit de condamnable ou répréhensible. Sa décision finale de rejoindre un couvent achève de nous convaincre de la sincérité de son attitude :

Les flatteries des hommes m’importunent. La dissipation des plaisirs m’amuse moins qu’elle ne m’ennuie. Je pense à me faire un ordre de vie tel que je l’observois à Oru, et de tous les lieux dont j’ai pris connaissance, je n’en vois point qui soit plus conforme à mes inclinations qu’un couvent.

« Quel amas d’illusions ! » s’exclame le diplomate à un moment donné et l’on peut lire ici l’émergence de la lucidité chez lui. Il comprend qu’il s’est bercé de songeries, qu’il s’était fourvoyé, par aveuglant amour, dans des lectures, des interprétations et des espoirs erronés à l’égard de Théophé.

« Histoire d’une Grecque moderne » porte toutefois assez mal son nom car c’est davantage un portrait de la psyché masculine qui nous est proposé, et avec quel brio et quelle finesse.

Néanmoins, ce roman est aussi et surtout un vaste tableau des affres de la passion amoureuse qui nous est offert à travers le françois* sublime de l’abbé Prévost qui, après son inoubliable « Manon Lescaut » nous enchante encore avec ses intrigues sentimentales.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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