Je, d’un accident ou d’amour (2014) – Loïc Demey

L’empire des sens(ac)tions

Rares sont les livres que je relis. Encore plus rares sont ceux que je relis souvent, comme par une nécessité impérieuse, de celle qui guide le marcheur du désert à une source fraîche.

Je, d’un accident ou d’amour est de ces livres-là.

Un livre dans lequel j’ai plongé un soir de juin pour n’en jamais remonter. Un livre que je conserve toujours à portée de main et de regard, que j’ouvre parfois au hasard et dont chaque ligne m’est un inlassable, inextinguible enchantement. Ce petit miracle littéraire possède par ailleurs une singulière genèse qui doit au profil (d)éton(n)ant de son auteur.

En 2014, ce professeur de sport lorrain de 37 ans envoie aux éditions Cheyne ce texte dont il n’imagine pas la formidable aventure à venir. Il a écouté quelque temps auparavant la mise en musique du poème (sans verbe) de Ghérasim Luca, Prendre corps par Arthur H et s’est dit qu’il serait intéressant d’écrire une histoire d’amour sans verbe, qui se pencherait sur l’expression de la sensation amoureuse.

Ce texte auquel Loïc Demey ne croyait guère, qu’il craignait ennuyeux ou lassant, en est aujourd’hui à sa 13ème réédition – et fait l’objet d’un véritable culte parmi les chanceux qui l’ont lu. De quoi parle ce texte et surtout comment le dit-il ? Il nous raconte l’histoire de la rencontre passionnelle entre Hadrien et Adèle. Des prémices du désir aux premiers mots échangés, des nuits où l’on oublie tout en passant par les larmes versées sur le mauvais sort qui toujours sépare ceux qui s’aiment. Vous me direz, ça, on l’a lu un peu partout, rien d’original. Ttttt.. attendez un peu. N’oublions pas que l’auteur a ôté tous les verbes et ça donne ça :

On se silencieusement, on se délices de l’instant. Elle se saphir dans le regard, paupières précieuses et clignements. Je la lèvres. Enfin.

L’entreprise de ces quelques pages est colossale puisqu’elle permet, en faisant disparaître les verbes au profit de substantifs, groupes nominaux ou adverbes, de remotiver le signifié. Le verbe, qui prend parfois trop de distance avec ce qu’il désigne, qui s’est gorgé d’une trop grande banalité, le voilà réduit au silence au profit d’autres éléments, plus sensuels et sensibles de la phrase. Je la lèvres n’est-il pas plus puissant, plus dense, plus réel qu’un simple je l’embrasse ?

Loïc Demey invente en fait une nouvelle manière de dire l’amour, en insistant sur ce qu’il nous fait dans le corps et dans les mots. Il exprime avec une élégance et un talent infinis le choc qu’est l’amour sur la langue même qui veut le circonscrire et comme il bouleverse et renverse l’ordre établi et convenu. Aussi le poète messin se place-t-il (sans le savoir ?) dans la droite ligne des préconisations d’Aragon qui appelait de ses vœux une poésie pulvérisant les carcans du langage, ainsi qu’écrit dans la préface aux Yeux d’Elsa :

Il n’y a poésie qu’autant qu’il y a méditation sur le langage, et à chaque pas, réinvention de ce langage. Ce qui implique de briser les cadres fixes du langage, les règles de la grammaire, les lois du discours. C’est bien ce qui a mené les poètes si loin dans le chemin de la liberté, et c’est cette liberté qui me fait m’avancer dans la voie de la rigueur, cette liberté véritable.

Mais il y a plus encore. Il y a la musique du verbe de Loïc Demey, et son humour, subtil, tout de délicates acrobaties langagières, et qui dit si bien le caractère cocasse parfois de l’amour et la mélodie qu’il fait souffler sur nos vies désaccordées. L’harmonie qu’il permet de retrouver malgré l’anarchie du dire, le méli-mélo enchevêtré des sensations, l’écheveau compliqué des sentiments.

Ainsi de cette page dans lesquelles le narrateur va consulter des médecins et spécialistes afin qu’ils l’éclairent sur son cas pas commun et qui est irrésistible de drôlerie. Par ailleurs, l’auteur nous offre également les plus vibrants paragraphes érotiques et sensuels qui soient, par touches joliment impressives, double lecture et charmants sous-entendus. La grâce de ce livre, ce sont ces non-dits, ces silences entre les mots, offerts à l’interprétation du lecteur (averti) :

Dans mon entresol, on se pêle-mêle. On se chaîne et entremets, on s’entremêlements. (…) On se tête-à-queue. On s’entrechats. (…) On se toujours, on se sans cesse. On s’en corps. On se sommeil à peine, entre deux entretemps. On s’amoureusement. Nos têtes, sa nuque, mes cheveux. Le pied.

L’un des objets du récit de Loïc Demey, ainsi que l’indique le titre, c’est aussi cet accident qui fait soudain perdre au narrateur son latin. Sont-ce les yeux verts d’Adèle qui éparpillent ainsi sa langue façon puzzle ou simplement ce choc sur un platane, un soir de distraction ? Peut-être bien les deux. Mais qu’importe. L’essentiel est ailleurs, dans ces 44 pages extraordinaires où transpirent un romantisme et une sensibilité lyriques des plus déliés – que le lecteur retrouvera ensuite dans le second livre de Loïc Demey (avec un peu moins de légèreté sentimentale et davantage de pesanteur dramatique).

Allons plus loin encore et disons tout de go qu’avec ce volume, l’auteur nous rappelle et nous renvoie aux origines mêmes de la poésie, qui est de lier musique et verbe. Que certains passages auraient sans doute suscité l’admiration de grands paroliers et poètes contemporains, tels que Brel ou Bashung. Ils auraient goûté sans nul doute la valse musicale de certains paragraphes, leur épaisseur sensible qui soudain jette une lueur nouvelle sur des mots galvaudés, usés à force d’être dits.

En déplaçant simplement les mots dans la phrase, en bouleversant la syntaxe, Loïc Demey rebat les cartes de la parole et invite à la créativité, à jouer avec le langage qui soudain se met à sonner différemment. Soudain, le monde – et l’amour ici – sont dits autrement, et enjoignent à reconsidérer nos habitudes verbales. Et le raffinement avec lequel le poète file ses champs lexicaux comme autant de comptines inoubliables à l’hédonisme dévastateur…

Vin de paille et grain de peau, Anjou blanc et blanc pinot. Douceurs aromatiques et étreinte tannique. Moelleux, liquoreux, évanescent, effervescent. Langue sucrée et lèvres fruitées, dessous blancs et blancs dessous. Frais en bouche, chaud au corps. Tirage, soutirage, maturation, dégustation. On s’été, on s’éther. On s’éternité.

Si j’étais aux affaires nationales, je chargerais ce poète lorrain d’une grande mission dont il serait le meilleur ambassadeur : redonner aux écoliers l’envie de lire de la poésie, et d’en écrire. Les convaincre que la langue est un terrain de jeux et d’expériences formidable si tant est qu’on accepte de ne pas toujours en accepter les règles. Que le dire d’amour, encore et toujours, peut être singulier,  intensément évocateur et retrouver une vigueur nouvelle dès lors qu’on s’ amuse avec la langue et un peu d’audace. Que le mot n’est pas si arbitraire qu’on le croit, que signifiant et signifié peuvent se retrouver et s’épouser merveilleusement.

Cela rejoint ce que disait Gracq quand il écrivait qu’au moment de choisir un mot, il optait toujours pour le mot le plus concret. Le lecteur face à la prose poétique de Loïc Demey touche presque tangiblement ce qui est dit, il voit la sensation vécue car il choisit avec maestria d’appuyer sur la réalité du dire d’amour et ancre son récit dans le réel qui entoure ce couple. Pour résumer, Je, d’un accident ou d’amour est un livre-oasis où s’abreuver jusqu’à la fin des temps. Un classique qui sera encore lu dans 100 ans, à sa 345ème édition.

Un livre bref, trop peut-être, mais qui par sa concision en fait un condensé, un précipité d’amour inestimable.

Tout simplement magique.

Je la fixation, elle me curiosité et pic, mon coeur. Mon sens se givre. Elle me soleil et m’étoiles, je me des astres à venir.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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