Station sévices
Sur la pellicule, il y a une émulsion qui la rend sensible à la lumière. Quand on prend la photo, on laisse entrer la lumière pendant un temps très court et hop ! la pellicule capture l’image. Sans sensibilité, on ne peut pas fabriquer des souvenirs. Et il y a des pellicules plus sensibles que d’autres. Plus c’est sensible, moins il y a besoin de lumière, et plus on peut capturer des images surprenantes et rares. C’est de la magie.
Je ne voudrais pas divulgâcher la teneur exacte de ces portraits – tous plus singuliers, mystérieux, percutants et créatifs les uns que les autres (et tous incroyablement caractérisés) mais on dira qu’on rencontre, entre autres, une grand-mère qui n’a aucune envie de se laisser soumettre aux volontés de sa famille, une influenceuse nympho qui a eu un léger coup de sang conjugal, un couple bizarre composé d’une vieille cruelle et d’un quinqua soumis, une nounou phillipine dévouée, une femme au foyer désespérée, l’unique rescapée d’un massacre aveugle…
Adeline Dieudonné n’hésite pas à camper des personnages « affreux, sales et méchants » comme Ettore Scola, des individus qui n’ont plus rien à perdre, détestent tout le monde et sont prêts au pire, ou au contraire sont terriblement passifs et sensibles à un point quasi handicapant (comme ces personnages qui se mettent à pleurer aisément ou se laissent écraser… Mais jusqu’à un certain point). Tous sont borderline. Tous à un carrefour de leur existence dans cette station-service qui va décider de la suite des événements.
Ce que je retiens en plus de la finesse psychologique de chacun des portraits, toujours très inattendus et d’une remarquable variété, c’est aussi l’humour d’Adeline Dieudonné qui fait de ce thriller aussi une comédie grinçante de la meilleure facture. Le nombre de fois où j’ai écrit « LOL » dans la marge est incalculable.
On croirait à une rencontre littéraire entre Tarantino et Bernie Bonvoisin, avec une pincée de Dikkenek (l’auteur est belge d’ailleurs) – soit un cocktail de bizarre, d’action, de sang, de cruauté décomplexée, d’individus amochés par la vie, drôles malgré eux, ou machines de guerre déterminées.
Le scénario est enlevé, la cadence nerveuse et le style très fluide, qui capte immédiatement la singularité des individus dépeints. J’ai songé au roman
« Aires » de Marcus Malte qui lui aussi croisaient les portraits dans un restoroute, mais Dieudonné ajoute une dimension horrifique assez jouissive à son texte que j’ai trouvée très réussie.
Je retiens aussi que l’animal est omniprésent (dauphin, loup, cheval) et parfois même personnifié, avec des traits humains. Le cheval va ainsi pouvoir nous livrer son témoignage, et cela m’a semblé à la fois très moderne et comme un hommage aux contes de l’enfance et leur merveilleux insondable.
Le dauphin rencontré par Victoire va aussi faire montre de traits que nous n’aurions pu imaginer. Adeline Dieudonné déplace les normes et les idées reçues, et fait entrer dans son récit une dimension fantastique (bien rendue avec l’histoire d’Antoine et du lac) très surprenante qui m’a beaucoup séduite. Les échanges et les formules font mouche, donnent à l’histoire du peps et du style, parfois même de la poésie.
Personne parle de cette violence-là. Des meufs qui t’excitent et puis qui baisent pas.
Mourir, disparaître, peu importe, ce qui la terrifie, c’est que ça se passe sans amour.
Je m’appelle Joseph et je suis représentant en acariens.
Il m’expliquait que rien n’était plus beau ni plus photogénique que les gouttelettes qui se forment à la surface du beurre salé.
Bien sûr, le lecteur ne peut que rester sur sa faim car il ne va croiser tous ces personnages inoubliables qu’une seule nuit avant que chacun reparte dans une direction différente… Mais quelle nuit ! Quelles rencontres ! Quelle créativité ! J’en suis restée bouche bée.
Un roman unique, à la cadence échevelée, diablement original, qui parle de violence avec humour (ou l’inverse ?), qui nous agrippe de la première à la dernière page et nous sert une galerie de bras cassés formidables : une réussite totale !