Là-bas (1891) – Joris-Karl Huysmans

Les enténébrés

« Là-bas ? »
Mais là-bas, où ?

Chez Durtal, héros de ce roman de Joris-Karl Huysmans paru en 1891, dans son petit appartement de célibataire astiqué par un concierge survolté, écrivain en galère plongé dans un travail autour du monstrueux Gilles de Rais ?

Ou « Là-bas », chez le couple Carhaix (lui est un pieux sonneur de cloches et l’un des personnages les plus attachants du livre) dans la tour St Jacques, au-dessus et à l’abri du monde, autour d’un bon pot au feu savoureux et de verres de cognac ?

« Là-bas » chez Hyacinthe Chantelouve, mystérieuse femme mariée qui commence par écrire à Durtal des lettres enflammées pour finir par le décevoir par ses demandes trop pressantes ?

Ou encore « là-bas », dans cette obscure chapelle où le ténébreux « chanoine Docre » tient des messes noires ?
« Là-bas », dans les cieux, dans l’éther, ou bien dans les tréfonds infernaux ?

Huysmans nous conduit de lieu en lieu, via un style virtuose qui m’a laissée pantoise, et aborde de nombreux sujets à travers des personnages tous plus intéressants les uns que les autres. Les dîners de la tour St Jacques chez les Carhaix, sont un monument de chaleur, de camaraderie et d’hédonisme, ils éclatent d’érudition, de gourmandise et d’esprit, qu’il s’agisse de parler d’occultisme, de spiritisme, du pouvoir des pierres, d’histoire ou de satanisme (thème central de ce roman). Entre le médecin Des Hermies, son ami Durtal, le sonneur de cloches Carhaix et l’astrologue Gévinsey, ce sont des moments truculents et brillants qui nous sont proposés et l’on rêverait d’être entouré d’amis si cultivés ! Notons la présence intermittente de Mme Carhaix, essentiellement là pour servir à manger puis disparaître en disant que leurs discussions mystiques lui font peur…

(Les féministes du XXIème en PLS).

Le langage employé se veut volontiers pointu, voire hermétique, les termes, rares ou très spécifiques : « déprécatoire » (qui a le caractère d’une requête, d’une prière), « pituiteux » (flegmatique), « accouvi » (qui couve, pour un feu), « affété » (maniéré), « aliboron » (sot qui se croit malin mais ne connaît rien), « reître » (guerrier brutal), « orfrazé » (morceau de tissu brodé d’or), « se récolliger » (se recueillir en soi-même), « pertinace » (obstiné, opiniâtre)… Et j’en passe.

J’ai également remarqué que le romancier employait souvent l’adjectif « dolent » (qui se sent malheureux et cherche à se faire plaindre) pour qualifier les regards de Mme Chantelouve, mais aussi le verbe « effarer » dans des contextes inattendus. Les dialogues fusent très souvent dans ce roman, avec une énergie et une intelligence qui sont une bouffée d’air frais. Âmes sensibles, prenez garde : ça tire à balles réelles.

– Vraiment, quand j’y songe, la littérature n’a qu’une raison d’être, sauver celui qui la fait du dégoût de vivre !
– Et charitablement, alléger la détresse des quelques uns qui aiment encore l’art.
– Ce qu’ils sont peu !
– Et leur nombre va en diminuant ; la nouvelle génération ne s’intéresse plus qu’aux jeux de hasard et aux jockeys !
– Oui, c’est exact, maintenant les hommes jouent et ne lisent plus ; ce sont les femmes dites du monde qui achètent les livres et déterminent les succès ou les fours ; aussi, est-ce à la Dame, comme l’appelait Schopenhauer, à la petite oie, comme je la qualifierais volontiers, que nous sommes redevables de ces ecuellées de romans tièdes et mucilagineux qu’on vante !
« Ça promet, dans l’avenir, une jolie littérature, car, pour plaire aux femmes, il faut naturellement énoncer en un style secouru, des idées déjà digérées et toujours chauves (…) l’art devrait être ainsi que la femme qu’on aime, hors de portée, dans l’espace, loin ; car enfin c’est avec la prière, la seule éjaculation de l’âme qui soit propre ! (…) Ce qui me frappe encore dans le monde soi-disant littéraire de ce temps, c’est la qualité de son hypocrisie et de sa bassesse. « 

Il y a du Baudelaire chez Durtal (donc chez Huysmans) dans cette mélancolie ressentie envers son siècle mais aussi dans ce subtil éloge de Michelet, « le plus personnel et le plus artiste » des historiens (Baudelaire plaçait en effet l’art et l’imagination au-dessus de tout).

Huysmans porte un regard acide et critique sur son époque, dénonçant (déjà !) un « américanisme nouveau des mœurs » via notamment la poussée politique du général Boulanger. De manière générale, les personnages de « Là-bas » ne vivent pas avec leur temps, sont en décalage, raison pour laquelle Durtal s’est réfugié dans le Moyen-âge pour y trouver du nouveau et y respirer un air plus exaltant. Les passages où il revient sur le destin de Gilles de Rais et ses immondes (le mot est faible) forfaits sont assez douloureux mais brefs. Le thème diabolique est le fil rouge de ce roman singulier que je ne suis pas près d’oublier (malgré l’état de délabrement avancé de l’exemplaire acheté par ma mère à Cahors en 1980)..

On pressent déjà, à travers les échanges entre les personnages (notamment entre le dévot Carhaix (« homme vivant en-dehors de l’humanité, dans une aérienne tombe ») et ses interlocuteurs plus sceptiques, bien qu’envieux de sa foi) le divorce qui s’opère peu à peu dans la population qui « croit » de moins en moins. Magnifiques passages sur les cloches, »bromure des âmes belliqueuses »…

« Maintenant les cloches parlaient une langue abolie, baragouinaient des sons vides et dénués de sens. »

Les passages épistolaires entre Durtal et Hyacinthe, les réflexions du premier, son côté cynique et las des séductions, m’ont énormément rappelé Costals chez Montherlant (la cruauté en moins).

Je retiens enfin qu’il faut toujours avoir « une petite toquade » afin que la vie soit rendue « possible » (et que les dîners en petits comités érudits sont un des plus grands régals de la vie). Et surtout, surtout, je retiens le style admirable, poétique et onirique, presque surréaliste ! de Huysmans, ses complexes constructions de phrases, qui m’ont donné envie de lire tous ses autres romans (c’était mon premier). Merveilleuse découverte !

« Par les nuits claires, une partie du château se rejetait dans l’ombre et une autre s’avançait, au contraire, gouachée d’argent et de bleu, comme frottée de lueurs mercurielles, au-dessus de la Sèvre dans les eaux de laquelle sautaient, ainsi que des dos de poissons, des gouttes rebondies de lune. »

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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