La crise du monde moderne (1927) – René Guénon

Que des choses pas commerciales

Les penseurs mystiques et initiés comme René Guénon manquent à notre époque, mais leur absence est également significative : elle témoigne du vide spirituel de notre temps. Émerger plus intelligent et plus lucide d’un livre n’est pas courant, mais La crise du monde moderne est de ceux-là. Dans ce bref essai de 200 pages, René Guénon tente d’expliquer avec une clarté formidable, les raisons de la décadence morale, spirituelle intellectuelle et politique de l’Occident moderne, comparé à l’Orient.

Nous sommes en 1927 et pourtant certaines pages semblent avoir été écrites il y a 15 jours :

C’est bien là, en effet, le caractère le plus visible de l’époque moderne : besoin d’agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante, comme celle avec laquelle se déroulent les événements eux-mêmes. C’est la dispersion dans la multiplicité, et dans une multiplicité qui n’est plus unifiée par la conscience d’aucun principe supérieur. (…) Ce sont les conséquences naturelles et inévitables d’une matérialisation de plus en plus accentuée, car la matière est essentiellement multiplicité et division, et c’est pourquoi tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits.

Au fil de chapitres aux titres d’une clarté cristalline (« L’âge sombre », « L’opposition entre l’Orient et l’Occident », « Connaissance et action », « Science sacrée et science profane », « L’individualisme », « Le chaos social », « Une civilisation matérielle », « L’envahissement occidental ») René Guénon déroule ce qui oppose les deux pôles que sont Orient et Occident, expliquant que le premier a gardé sa Tradition et son Esprit (son lien avec la divinité et le monde spirituel) très vivaces, tandis que le second s’est égaré dans les méandres de la consommation, du consumérisme et de la matière.

Il oppose monde traditionnel et monde antitraditionnel, aux valeurs antithétiques, ce qui explique selon lui les troubles des populations et les conflits internationaux. Pour René Guénon, l’abandon du lien à la chrétienté, et pour la France, le délaissement et la relégation du catholicisme, sont à la source de tous, sinon de la majorité des maux (présents et à venir) rencontrés par les peuples. Le manque criant d’esprit et de Dieu, au profit de la science profane et du matérialisme, jette une lumière intéressante sur le chaos occidental :

Seule une autorité spirituelle peut exercer un arbitrage efficace (…) car elle est au-dessus de tous les conflits politiques.

René Guénon tire à la sulfateuse, avec un sens de l’à propos retentissant, sur les « prétendus bienfaits du progrès », « l’échec annoncé de la démocratie » (qui oppose quantitatif et qualitatif, l’individu ne pouvant être « en acte » et « en puissance » à la fois). L’Orient, à la différence, n’a pas été dénaturé par la modernité, et reproche à l’Occident de n’être qu’une civilisation matérielle. D’où le dialogue de sourds et les tensions : nos pôles ne parlent plus le même langage, ne font plus appel aux mêmes figures d’autorité spirituelle (qui étaient sur le même pied d’égalité auparavant).

René Guénon déploie son analyse sur de nombreux champs du réel et on ne peut qu’être frappé par le caractère si contemporain et véritablement subversif du propos, qui invite à envisager le réel sur un plan nouveau. Guénon pointe les dangers, risques et menaces qui pèsent sur notre civilisation et ce monde moderne. Avec des saillies d’une pertinence et d’une actualité folles sur les dérives de ce matérialisme galopant, contraire même de l’esprit. Il assène des vérités indiscutables :

Il semble que le pouvoir financier domine toute politique.

René Guénon démontre qu’à la différence de l’Orient, l’Occident a abandonné l’intellectualité autant que la spiritualité, car « l’esprit moderne est essentiellement antireligieux parce qu’il est antitraditionnel » Sa conclusion est d’une simplicité biblique (c’est le cas de le dire) : l’Occident, et en particulier la France, ne devra son salut que par un (hypothétique) retour au Christ, source de toutes les grandeurs traditionnelles passées de cette civilisation :

Tout ce qu’il peut y avoir de valable dans le monde moderne lui est venu du christianisme.

L’Occident s’est peu à peu perdu lui-même de vue, et semble courir à sa perte comme un poulet sans tête. L’évidence de sa perdition, l’imminence de son chaos et de sa chute, que Guénon semble prophétiser pour demain (rappelons qu’il écrit en 1927!) nous montrent l’urgence de cette prise de conscience. Prise de conscience qui semble, à l’heure où j’écris ces lignes (en avril 2022) plus inimaginable que jamais, vu dans quel état de décadence, de dégénérescence anthropologiques et civilisationnelles se trouve l’être occidental.

Mais l’Occident n’est pas que la seule victime de sa fuite en avant antitraditionnelle : son matérialisme a « envahi » tant de zones sur terre, qu’il a infecté des populations du monde entier. Pourtant, sans ce retour à l’esprit en Occident et la reconstitution d’une véritable élite intellectuelle pensante qui n’aurait pas oublié l’esprit, le monde moderne va tout droit à l’abîme. Guénon nous rappelle qu’hélas notre chute est inévitable, prévue par les cycles cosmiques- et « affectera plus ou moins la terre entière » :

Cette fin n’est sans doute pas « la fin du monde », au sens total où certains veulent l’entendre, mais elle est tout au moins la fin d’un monde ; et si ce qui doit finir est la civilisation occidentale sous sa forme actuelle, il est compréhensible que ceux qui se sont habitués à ne rien voir en dehors d’elle, à la considérer comme « la civilisation » sans épithète, croient facilement que tout finira avec elle, et que, si elle vient à disparaître, ce sera véritablement « la fin du monde ».

Le propos brillant de René Guénon m’évoque un autre penseur de son temps, l’écrivain Paul Gadenne qui, dans son discours de Gap devant des lycéens en 1936, taclait lui aussi la « dispersion » induite par la modernité. Il dit ainsi :

Le mal est encore que la société moderne répond à tous nos besoins et qu’elle nous fait perdre le goût de l’initiative. Le mal est qu’elle nous fabrique en masse, sans que nous le lui demandions, des distractions et de la pensée (…) comme si nous étions heureux de nous laisser asservir.

Le pire est que l’Occident a présenté comme progrès et libération la fin du religieux, décrit comme un insupportable joug moral. Mais l’esclavage technologique qu’il a mis en place pour y suppléer est mille fois plus diabolique, aliénant et ennemi de toute pensée et de toute liberté. De la même manière, la science moderne a désiré s’affranchir des sciences traditionnelles et ancestrales infusées d’esprit, pensant sans doute se hausser, « évoluer ».

C’est l’inverse qui s’est produit car « cette science n’est fondée précisément que sur la négation des vérités [supérieures] ». Appelant de ses vœux l’émergence enfin de vrais élus capables de revivifier l’esprit traditionnel chrétien, portant une véritable connaissance et chargés de guider les autres, René Guénon achève son propos par une note qui porte à l’espérance :

Ceux qui seraient tentés de céder au découragement doivent penser que rien de ce qui est accompli dans cet ordre ne peut jamais être perdu, que le désordre, l’erreur et l’obscurité ne peuvent l’emporter qu’en apparence et d’une façon toute momentanée, que tous les déséquilibres partiels et transitoires doivent nécessairement concourir au grand équilibre total, et que rien ne saurait prévaloir finalement contre la vérité ; leur devise doit être celle qu’avaient adoptée autrefois certaines organisations initiatiques de l’Occident : Vincit omnia Veritas

Alea jacta est.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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