La fille du capitaine (1836) – Alexandre Pouchkine

Le fou d’Macha

Quel dépaysant plaisir j’ai eu à filer sur la troïka de Piotr à travers les forêts glacées, en route vers une mission chevaleresque au beau milieu du XVIIIème siècle russe !

Flanqué de son gouvernant, le fidèle et dévoué Savélitch, Piotr Andréïtch, jeune officier de bonne famille, est appelé au fort de Bélogorsk pour le défendre contre de possibles attaques cosaques. Sur place, il se lie avec la famille du capitaine Mironov et tombe fou amoureux de Maria Ivanovna (surnommé Macha), la fameuse « fille du capitaine » du titre. C’est autour de cette passion amoureuse dévorante et lyrique que tourne le bref roman de Pouchkine, dans la droite ligne des grands textes d’aventures initiatiques qui ont fait la gloire et le souffle du roman européen depuis Chrétien de Troyes ou Manon Lescaut. Pouchkine choisit également de mêler véritables épisodes et personnages historiques (comme Pougatchov ou Catherine II) et éléments de pure fiction, pour le plus grand bonheur du lecteur.

Le duo formé par Piotr et Savélitch, leur équipée parfois incertaine, l’entêtement du premier que le second, en pestant, finit toujours par suivre où qu’il aille, m’a énormément rappelé Don Quichotte et son Sancho Pança, dont l’apparence de fragilité et de douce folie se révèle trompeuse.

On y croise des tavernes interlopes dans lesquelles le héros fait des rencontres marquantes, des renvois d’ascenseur précieux (comme dans les contes, le héros fait une bonne action désintéressée dont le bénéficiaire se souvient au bon moment), des duels pour l’honneur et les beaux yeux d’une femme, des potences dressées à la va-vite (les scènes d’exécution m’ont sidérée par leur rapidité, alors même que nous nous étions attachés à certains personnages), des courriers qu’on lit le regard affolé, des affrontements sanglants, des promesses de retrouvailles et surtout, surtout, Pouchkine manipule un matériau qui n’a plus cours de nos jours : le sentiment héroïque.

Être séparé de Maria Ivanovna me devenait intolérable. L’ignorance de son destin me torturait. (…) Je mourrai, déclarai-je fou de rage, plutôt que de la céder à Chvabrine.

C’est sans doute cela qui m’a le plus bouleversée dans ce roman, que les personnages soient prêts à mourir dans la seconde pour l’amour de leur vie, sans une once d’hésitation, m’a semblé tellement grandiose. Piotr est en fait un héros très « racinien » dans son genre, il est excessif, passionné, tempétueux et le risque ne l’impressionne guère, pas même au moment de se voir passer un nœud coulant autour du cou.

Ma vie est en ton pouvoir. Si tu me relâches, merci ; si tu m’exécutes, que Dieu te juge. Moi, je t’ai dit la vérité.

J’ai également beaucoup aimé la voix de conteur de veillée de Pouchkine, cette manière qu’il a d’annoncer sans dire ce qui va suivre, afin de créer l’attente chez le lecteur – un procédé classique, mais très efficace.

Des événements imprévus, qui devaient avoir une grave influence sur ma vie entière, infligèrent soudain à mon âme une forte et bienheureuse secousse. (…) Tout à coup, une pensée me traversa l’esprit : en quoi consistait-elle ? Le lecteur l’apprendra dans le chapitre suivant, comme disaient les romanciers du temps jadis.

Mention spéciale aussi pour le découpage très clair de l’action en chapitres bien balisés, joliment introduits par une citation ou un extrait de chanson folklorique. Les termes utilisés dans la traduction sont gentiment désuets et renforcent l’impression de période ancienne, lointaine : « un compère/une commère », « un malandrin », « chemineau ».. Un détail qui apporte beaucoup de charme à ce récit qui regorge déjà de tant de qualités qui m’ont touchée au cœur !

Du vrai, bon, grand et beau roman, porté par un immense amour qui permet de soulever des montagnes : what else ?

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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