La Sainte-Recommence (2023) – Emmanuel Venet

Un jour sans fin

Nombreuses sont les cordes à l’arc littéraire d’Emmanuel Venet, et il le prouve ici une fois encore.

Le psychiatre-écrivain n’en finit plus de puiser dans le riche terreau de son expérience de médecin et nous livre cette fois-ci une brève pièce de théâtre qui rappellera aux connaisseurs les meilleures heures du genre absurde.

Le lecteur y rencontre une mère et son fils aux prises avec un quotidien circulaire et des conversations aberrantes qui m’a semblé mêler l’éternel recommencement du film « Un jour sans fin » et les échanges insensés de Vladimir et Estragon. Le fiston a 40 ans, c’est un individu borderline qui ne fait rien de ses journées hormis poser toujours les mêmes questions à sa mère qui épluche sempiternellement les mêmes patates. L’obsession de ce vieux garçon ? Les seins de Josiane, la boulangère du coin, qu’il ambitionne d’épouser sans avoir la moindre idée de ce que signifie un tel engagement. L’obsession de cette matrone ? Les sorts prétendument jetés sur ses tubercules excroissantes par un voisin, un certain Grinchet.

La mère apparaît comme une caricature de génitrice castratrice et surprotectrice, incapable à la fois de lâcher son fils mais supportant pourtant difficilement son inertie, qu’elle entretient à grands renforts de chantage affectif, de brimades et de dévalorisations répétées. Victime de ses propres paradoxes, elle en vient par exemple à lui dire qu’il pourrait quand même l’aider avec ses patates mais quand le fils demande à apprendre, elle lui répond avec agressivité qu’il n’en serait pas capable et que l’économe est trop dangereux pour lui. Elle trouve toujours une bonne excuse pour que rien n’évolue, tout en pestant contre l’immobilisme de leur situation.

Un économe, un tabouret, une chaise, un briquet et une table composent la totalité du tableau matériel de la scène, et il sera plusieurs fois question de ces objets, de manière obsédante, la matériel envahissant le langage à l’instar des « Chaises » de Ionesco.

Il sourd également de cette courte pièce une violence sous-jacente omniprésente, rendue sensible par la menace incessante du « gourdin » dont la mère use et abuse pour faire plier son fils, dès lors que celui-ci ne répond pas comme elle l’aurait souhaité, ou lui pose des « questions absurdes » (comme « A quoi ça sert de vivre? »). On note aussi qu’entre les deux personnages se sont installés des secrets et des non-dits sur lesquels le fils tente de faire la lumière, à commencer par les circonstances de la mort du père. Impossible pour le fils de savoir s’il est mort écrasé par un bus ou un train, s’il s’agissait d’un accident ou d’un.. Le mot n’est pas prononcé, comme si cette réalité était trop intolérable pour qu’elle soit nommée clairement.

Le fils tentera bien d’en savoir plus aussi sur les liens qui uniss(ai)ent véritablement sa mère et « tonton Lulu » (car il entend bien des racontars) mais la mère est en permanence sur une virulente défensive qui empêche la conversation de prendre la tournure de vérité à laquelle aspire l’enfant.

La conversation se perd dans des considérations terre-à-terre qui sont comme un mécanisme de défense pour éviter de parler de l’essentiel : on parle de tout et surtout de rien, des épluchures de pommes de terre, des clefs, du Sédatyl à prendre, afin de botter en touche, de remplir le vide du jour avec des remarques sans danger pour le précaire « équilibre » quotidien. La manière dont la mère « drogue » son fils contre son gré est l’aveu d’une volonté de conserver sa domination sur celui-ci, de l’empêcher de s’échapper et qu’il demeure son prisonnier, sa chose, son objet (le seul sur lequel elle puisse exercer un contrôle, un pouvoir). Elle confie son amour du film Love Story mais son attitude la rapproche davantage d’Annie Wilkes, la folle infirmière de « Misery » de Stephen King.

Sous des dehors comiques et plutôt légers, « La Sainte-Recommence » est une pièce grinçante et noire qui révèle la relation toxique d’une mère à son fils, qu’elle cherche à tout prix à maintenir sous sa coupe, à l’aide de sédatifs et de menaces physiques. Un duo asphyxiant aux échanges absurdes qui s’inscrit dans la droite ligne des personnages lunaires d’un Beckett ou d’un Ionesco : très réussi !

Un grand merci aux belles éditions Aethalidès et bravo pour cette superbe couverture qui illustre parfaitement bien la teneur de cette pièce !

 

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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