La Storia (1974) – Elsa Morante

Sept ans de solitude

C’est dans un inextinguible déluge de larmes que j’ai atteint à la 635ème et dernière page de « La Storia » d’Elsa Morante, un des romans italiens les plus importants du XXème.

Je mets d’ailleurs au défi n’importe qui de résister aux pleurs en plongeant dans l’odyssée familiale d’Ida, la mère courage institutrice, et de ses deux fils, Nino (et ses nombreux surnoms) et Useppe, le petit dernier. La filiation est une des clefs de cet immense texte : l’aîné est orphelin de père, le second ne le connaîtra jamais. Au trio que nous rencontrons dans une Rome bombardée s’ajouteront deux chiens au fil des années (Blitz et Bella) qui sont des personnages extrêmement caractérisés et quasi humanisés, auxquels le lecteur va s’attacher fortement.

Nul ne peut croire qu’il conservera un souvenir  durant toute l’indescriptible éternité qu’est la vie!

Paru en 1974, « La Storia », par sa fabuleuse ampleur romanesque et les thèmes qu’elle aborde, s’inscrit dans toute une lignée de grands romans-monde, de ceux que l’on retrouve chez Faulkner ou Garcia Marquez. Même souffle, même obscurité, même humanité qui respire et transpire toujours sous le chaos, mêmes prénoms qui reviennent comme une malédiction, même violence déchaînée de l’Histoire et des individus, même tendresse qui éclate inopinément et achève de sceller l’émotion.

Un roman qui met ses pas dans tous les grands mythes, à commencer par cette bâtardise d’Useppe, et ce viol initial qui annonce la couleur/douleur de l’existence à venir et place l’enfant dans une destinée forcément contrariée. Néanmoins, l’immense finesse et l’intelligence de Morante explose d’entrée dans sa manière justement de traiter ce viol, de manière pas du tout manichéenne (très loin de #MeToo) mais subtile au contraire. Le viol d’Ida (dont la mère est juive, secret qui la terrorise) par ce soldat allemand dont elle ne saura jamais rien, l’ensemble de cette scène, est évidemment traversé de violence mais pas uniquement et loin s’en faut. On trouve aussi un étonnant cocktail de tendresse, de sensualité et d’affection qui fait toute l’épaisseur psychologique de cette complexe séquence. L’enfant né de ce viol, l’angélique et inoubliable lutin Useppe, sera d’ailleurs protégé par sa mère comme un cadeau du ciel. D’autant que l’enfant, comme sa mère petite, souffre de « haut mal » : il est épileptique et cette vulnérabilité fondamentale suscite l’attachement tragique qui lie le lecteur à ce petit être sans défense.

La seconde guerre mondiale qui fait rage, le fascisme mussolinien allié à Hitler, la terreur des destructions, le manque de tout, la promiscuité et la solidarité des groupes humains terrés comme des bêtes, la faim atroce, les enfants faméliques, le vol pour s’en sortir, les jeunes qui partent, ne sais quand reviendra, la mort qui rôde partout, et ces soldats mourants ou traumatisés qui, quelle que soit leur langue, n’ont la nuit à la bouche que « deux syllabes primordiales » : « maman ».

Car « La Storia » est assurément le grand roman de la maternité dans sa dimension d’abnégation et de sacrifice. Ida/Iduzza incarne cette mère tellement dévouée qu’elle en oublie de vivre pour elle, s’excusant presque d’exister et qui passera toute sa vie soigneusement à côté du bonheur.

Comme dans toutes les grandes épopées tragiques, on retrouve des balises qui inscrivent l’histoire dans une tradition littéraire et mythique : personnages prophètes, héritage inconscient, poids du secret, accouchement clandestin, histoire dans la Grande Histoire, charge politique, bâtardise… Autant d’éléments qui rapprochent ce roman de textes tels que « Les enfants de minuit » de Rushdie, « La fuite du temps » de Lianke (postérieurs) ou évidemment « Cent ans de solitude » de Garcia Marquez, paru quelques années plus tôt. Notons d’ailleurs que le bébé Useppe, tout comme Aureliano Buendia, naît avec un singulier regard, une paire d’yeux bleus extraordinaires qui touchera toute personne qui les croisera. Soulignons la grande beauté de la traduction, invaincue depuis 1975, de Michel Arnaud :

Calmement, tel un miracle, ses deux yeux se rouvrirent plus beaux que la veille, comme lavés dans un bain de ciel..

Elsa Morante insère également dans son texte, entre deux grands chapitres (scindés chronologiquement par année), des éléments historique factuels sur l’évolution du conflit et les forces en présence. Tout lecteur ne peut qu’être dévasté de se voir rappelées tant d’atrocités. De quoi l’être humain est capable :

Cinquante millions de morts, 35 millions de blessés et 3 millions de disparus.

Mais le tour de force de Morante, c’est de parvenir, malgré l’enfer historique et la souffrance inimaginable en temps de guerre, à faire jaillir la tendresse, l’humanité et la joie. Des percées d’or dans la boue. Je n’ai qu’à songer à Nino adolescent, flanqué de son chien Blitz et de bébé Useppe, son frère adoré, pour ressentir la chaleur de ces passages gorgés d’amour, de complicité et de gaieté. Qu’à songer à la bouleversante solidarité des familles terrées dans l’entrepôt si sale, tout ce qui unit les personnages pris dans les rets d’une aventure qui les dépasse. À ces moments de création improvisée de poèmes entre David et Useppe.Tous frères et sœurs de la misère de la guerre, tous tentant de vivre malgré tout. Avec le petit Useppe qui saute de la montagne de bancs, assiste à l’accouchement de la chatte Rossetta, s’amuse et s’occupe d’un rien tandis que sa mère se démène pour garantir ses repas et ses nuits. J’ai plusieurs fois pensé au film « La vie est belle », ou comment les adultes tentent de dissimuler aux plus jeunes les horreurs de la guerre.

La présence des animaux, à commencer par ces chiens qui sont des membres de la famille à part entière, a achevé de me renverser, tout comme l’adolescente ferveur de Nino, ses accès révolutionnaires, sa folle envie de dévorer la vie (« Moi, toute la puanteur de la vie me fait bander! »), malgré le caractère morbide du contexte. Alors, Rome est une ville sépulcrale, où « on respirait une odeur funèbre et carcérale », où « dans la ville isolée et et en état de siège, la seule maîtresse, c’était la faim ».

Pourtant, la vie trouve toujours son chemin, telle une voie d’eau en plein désert, et Ida se découvrira des forces dans l’adversité qu’elle n’aurait pas soupçonnées. Tous les personnages sont incroyablement intenses, tous sont difficile à circonscrire, tous ont même plusieurs noms et identités comme autant de personnalités et d’histoires en un seul individu. Ainsi de Carlo-David, dont la christique tirade de fin, à la fois religieuse, politique et métaphysique, offre encore au roman une dimension supplémentaire. Elsa Morante n’hésite pas à faire de ses héros des militants, ainsi de Nino le fils aîné d’Ida, et ses camarades anarchistes :

L’intense tristesse de ses yeux noirs semblait s’abîmer dans une obstination intérieure quasi désespérée, telle une incurable idée fixe qui aurait couvé en lui. »

Jamais je ne pourrais oublier Useppe ni son indéfectible chienne Bella (dont il comprend le langage), qui le défendra au péril de sa vie ; jamais je n’oublierai les rencontres du petit garçon au gré de ses balades, me rappelant « Momo » de Michael Ende et sa cachette quand Useppe rencontre Scimo, évadé d’une maison de correction. Cette foi de l’enfant en tout être humain, cette volonté de se lier d’amitié avec toute âme croisée, que ça m’a remuée…

N’importe quel lieu, fût-ce même le plus infâme taudis, devenait pour lui quelque chose de magnifique si David s’y trouvait, David ou un de ses amis à lui, Useppe.

Je me garderais bien de révéler ce qui a fait naître mes pleurs plusieurs fois pendant ma lecture (étalée sur plusieurs semaines), préférant laisser à chaque lecteur la primeur de cette découverte.

Contentons-nous de dire en concluaion qu’Elsa Morante brasse l’universel dans son gigantesque roman-univers, dont le propos dépasse très largement le cadre de la guerre et se penche, telle une tragédie, sur tout ce qui fait la douleur de la condition humaine : le manque et la soif d’amour, la quête d’identité, la préservation de la vie, la chaleur inoubliable des liens humains, le sens à trouver et l’âme à sauver au cœur du chaos.

Chef d’œuvre absolu.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !