Le choc amoureux (1979) – Francesco Alberoni

Traité de l’amour (un peu) flou

Dans le quotidien, on désire l’extase, dans l’extraordinaire la tranquillité. Ces deux désirs, tous deux irréalisables, s’additionnent ensemble et constituent ce « Et ils vécurent heureux et tranquilles » qui a remplacé, aujourd’hui, le mythe de l’éternelle jouvence et celui de la pierre philosophale.

Si cet essai, best-seller mondial à sa sortie en 1979, présente bien des qualités et est fort bien écrit, il demeure à mon sens par trop parcellaire dans son analyse pour me satisfaire totalement.

J’aurais aimé que Francesco Alberoni appuie davantage son propos sur des illustrations, des exemples littéraires par exemple, pour enrichir son analyse de l’innamoramento e amore (sous-titré en française : « Recherches sur l’état naissant de l’amour »). Analyse qui, toutefois, réserve son lot de petites trouvailles fulgurantes et implacables.

Lorsque nous sommes amoureux, nous ne pouvons atteindre ni garder l’état de tranquille sérénité. Notre amour n’est pas entre nos mains, il nous transcende et nous oblige à changer. Pour réussir à transformer cet état en une sérénité quotidienne, il faut le détruire. (…) Le prix est la fin de l’état amoureux et la disparition de l’extase.

Ce petit essai aux grandes ambitions nous explique les différentes modalités d’apparition et de déploiement de l’état amoureux. L’auteur, journaliste et sociologue italien, l’appelle « l’état naissant », soit cette phase de fascination dévorante, ce « mouvement collectif à deux » qui peut être comparé à une forme de conversion mystique ou révolutionnaire. C’est dans ses parallèles avec la politique que peut-être l’auteur est le plus singulier dans son approche mais hélas, ça ne m’a pas vraiment captivée.

J’ai trouvé néanmoins très pertinent son rappel que l’existence, comme disait Schopenhauer, est ce balancier perpétuel entre « souffrance et ennui ». Que l’individu soit tiraillé entre aspirations à la sérénité tranquille d’un quotidien conjugal (et son corollaire de morosité) et tensions vers l’extase amoureuse (et son cortège de tourments infernaux). Alberoni nous explique que tout cela nous présente une équation bien insoluble, sauf cas rarissimes et exceptionnels où le couple parvient à demeurer dans « l’état naissant » à grands coups d’aventures, de projets communs et de voyages.

Les deux pôles de la vie quotidienne sont la tranquillité et la déception ; ceux de l’amour naissant, l’extase et le tourment. La vie quotidienne est un éternel purgatoire. La vie amoureuse, un paradis ou un enfer ; nous sommes sauvés ou nous sommes damnés.

L’amour naissant, qui provoque « une prolifération de signes », est par essence transitoire, lieu d’une éclosion vouée à muter en amour puis en « institution » (mariage, famille), il ne saurait être durable. Pourtant, c’est lui que nous recherchons sans cesse, par un phénomène qui est au fond de nature purement culturelle (parce qu’on nous a « appris » à désirer cet état).

Comme disait le poète Mahmoud Darwich, nous ne désirons souvent de l’amour « que le commencement ». Or, cet état naissant est l’extraordinaire, non la règle… Et encore, il ne concerne pas tout le monde, il nécessite certaines dispositions psychologiques pour apparaître (à commencer par un manque, une « surcharge dépressive » durent laquelle l’individu se sent dévalorisé et va alors chercher à révolutionner sa vie et à revisiter son passé à l’aide de ce nouvel amour).

L’auteur, à la langue souvent lyrique, va jusqu’à employer des termes tels que « grâce » (au sens mystique du terme) pour qualifier l’état dans lequel se trouve l’amoureux dont les sentiments sont partagés. Il n’hésite pas également à déraciner un préjugé très ancré : non, la vie heureuse et tranquille et durable n’existe pas.

« Ils vécurent heureux et tranquilles » : c’est un non-sens sur le plan de l’expérience existentielle.

L’amour naissant offre à l’individu le sentiment d’être enfin singularisé et hissé hors de l’expérience banale de l’existence journalière, par le truchement d’un autre idéalisé et qui a alors tout pouvoir sur soi.

Nous voulons être vus comme uniques, extraordinaires, indispensables, par un être qui lui aussi est unique, extraordinaire et indispensable.

Alberoni explore (trop succinctement selon moi) différents cas de figure et processus : l’amour unilatéral, mystique, parental, filial, conjugal, de simple apparence, la jalousie, le désamour, la pétrification, le dilemme… La dernière partie s’occupe davantage des visions des grandes religions sur l’amour et m’a moins intéressée car elle est vraiment survolée.

Il évoque également la fascination tout occidentale qui a pris depuis longtemps l’amour naissant pour objet. Seulement, dans mon souvenir, l’essai de Denis de Rougemont, « L’amour et l’Occident » le traitait bien mieux et de manière bien plus approfondie. Néanmoins, cet essai offre de ravissants et pertinents développements qui m’ont interpellée et me resteront. À lire donc, pour balayer le sujet de l’amour, mais à compléter avec d’autres textes, comme ceux de Rougemont, de René Girard voire (plus pointu) Michel Clouscard.

La culture et une certaine disposition de l’esprit préfigurent déjà d’une certaine manière l’amour naissant. (…) tout état naissant est une exploration du possible à partir de l’impossible, une tentative de l’imaginaire pour s’imposer à l’existant.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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