Dégoûts et des douleurs
Ils sont toute une petite société qui vit dans les cimes, à une dizaine de mètres du sol, depuis un temps indéterminé.
Une tribu, un « clan » d’hommes, de femmes et d’enfants (sans oublier un vieillard muet, seul témoin vivant de la vie « d’avant ») survit dans les hauteurs des arbres, à l’abri (ou presque) d’une sourde menace qui assure la cohésion du groupe. En bas, sur le plancher des vaches où il est si dangereux de chasser, rôderait en effet une « ogresse » sanguinaire qui a déjà décimé une partie du groupe – celle que tous appellent (LOL) « Anne Dersbrevik ».
Il y a d’entrée dans ce roman des éléments de conte et de tragédie (tous les personnages portent un prénom tiré d’Antigone de Sophocle qu’ils récitent régulièrement par cœur), des soupçons de philtre empoisonné, des rituels instaurés depuis « toujours », et bientôt des luttes de pouvoir entre le « Premier » (Romuald, le chef) et un jeune ambitieux cruel, Hémon.
Une atmosphère de paranoïa survivaliste règne sur ces pages à laquelle le lecteur mettra un certain temps à s’acclimater. Héroïne du texte, la jeune Ismène, 12 ans, va commencer à s’interroger sur les mœurs étranges de sa communauté et chercher à avoir le cœur net sur les disparitions régulières (et inexpliquées) de ses compagnons.
D’entrée, c’est Ismène qui semble bien plus rétive et rebelle que sa sœur Antigone : elle mènera la danse du scénario de bout en bout. On s’attache bien vite à cette « fillette » dégourdie et peu disposée à s’en laisser conter- même si l’auteur lui prête (invraisemblablement) des désirs (sensuels) et des raisonnements (très construits) fort peu de son âge.
J’ai tout de suite pensé à l’atmosphère du film « The Village » de Night Shyamalan qui nous campait une communauté (mormonne) coupée de tout et dont le ciment était la menace d’une sorte de monstre que personne n’avait vraiment vu mais dont tout le monde parlait et que chacun redoutait. La vie dans le « Suspend » est également ponctuée par des rites bizarres, comme cette façon de commencer un discours par « Vous », d’apaiser un débat d’un signe assorti de « Letwyn Tahouer » (le lecteur en comprendra le sens plus tard – et ricanera). Les adultes ont construit tout un scénario pour les plus jeunes qui n’a pas manqué de me rappeler « Canine » de Yorgos Lanthimos et la réclusion d’une fratrie.
Ici, il faut toujours se préparer au pire (…) au sein du clan, la vie est en suspens.
Cette robinsonnade dans les cimes n’a hélas rien de plaisant ou de bucolique : Étienne Guéreau va nous emmener sur de bien peu réjouissants terrains sans jamais nous épargner les détails les plus scabreux. J’ai noté un certain penchant (goût ?) pour les descriptions et considérations scatologiques – excréments, détails digestifs ou vomissures – ce qui n’a pas manqué d’occasionner chez moi quelques hauts-le-cœur à la lecture. Mais la plus grande nausée m’est venue de la mention fréquente du thème de l’inceste (puis de l’infanticide décomplexé vers la fin) : Ismène, à peine pubère, apparaît très vite comme une cible à féconder (même son père et son frère lui jettent des regards torves quand elle a ses règles pour la 1ère fois, comble de l’horreur). Le nouveau tyran auto-proclamé Hémon prendra sa propre sœur pour épouse à défaut de la jeune Ismène qu’il avait pourtant très envie de prendre séance tenante.
Je dois avouer que j’ai plus d’une fois trouvé l’ambiance (le traitement de certaines séquences, le regard porté) très dérangeante voire malsaine. Une forme de complaisance dans l’abjection (de toute nature, avec pour immondes climax la scène d’énucléation et le récit de Samson) qui m’a parue vraiment écœurante à lire, d’où mon soulagement à quitter ce texte pourtant bien construit et prenant.
J’ai suivi bon an mal an les tribulations d’Ismène en quête des secrets à percer, de l’omerta à briser et des mystères à éclaircir, je voulais moi aussi comprendre les tenants et aboutissants de cette affaire. Le lecteur finira par apprendre comment tout ce petit monde est arrivé là (une part d’idéalisme, une volonté de « régression émancipatrice »), le « clan suspendu » découvrira qu’il n’était pas si seul dans les parages, il y aura une scène de déluge souterrain dantesque (et dégoûtante) et, enfin, une difficulté à avouer la vérité et le pot-aux-roses quand on a toujours vécu dans le mensonge.
Même si le scénario est original et l’idée loin d’être mauvaise (et qu’il serait bon qu’un réalisateur de films « de genre » s’en empare), le caractère déviant et pervers de certains détails de l’histoire a nui à ma pleine adhésion à ce roman survivaliste haletant mais hélas par trop dérangeant pour être vraiment aimé.
Dommage !