Le huitième soir (2019) – Arnaud de la Grange

Last action heroes

J’émerge en larmes de ces 158 pages qui m’ont été adressées par l’auteur il y a trois ans et que je ne lis qu’aujourd’hui.

Le contexte international et l’épidémie des conflits mortels rendent cette lecture d’autant plus bouleversante, et surtout : d’autant plus nécessaire.
Nécessaire à ceux qui, à l’abri des plateaux de télévision occidentaux, refusent les cessez-le-feu, appellent à toujours plus de vies fauchées et d’innocence dévastée.

Qu’ils lisent les pages d’Arnaud de la Grange, ceux qui n’ont jamais connu les horreurs de la guerre, l’imminence de la fin sous la mitraille, le corps haletant, les jambes qui se dérobent, les derniers regards qui s’échangent dans une effroyable lucidité.

L’auteur, grand reporter de guerre et auteur de plusieurs essais sur le thème militaire, livre ici un roman déchirant à travers le récit d’un jeune parachutiste français, durant les derniers jours de la bataille de Dien Bien Phu au Vietnam.
Généralement peu friande des histoires guerrières, j’ai pourtant été transportée par cette prose si belle, si poignante, capable de sécréter avec poésie trouvailles, fulgurances et vastes vérités existentielles offertes par la guerre.

Au plus près des combats, brassant les considérations à la fois métaphysiques et organiques. Arrivées d’obus, plans d’attaques, bombardements, embuscades, infirmerie de guerre, charniers, décisions impossibles, camarades qu’on voit tomber, parenthèse amoureuse, nostalgie du pays, réminiscences familiales et éclats de fraternité composent ce texte qui m’a renversée par sa beauté, sa justesse et sa sincérité.

Il me fallait des heures violentes avant de poser ma vie.

Ainsi le personnage parle-t-il de cette femme qu’il a laissée en France, qui l’aimait, qu’il aimait. Il savait toutefois être appelé à autre chose qu’à l’amour, alors. Il voulait se mesurer à la vie, éprouver sa résistance, sa dureté, lui qui était déjà passé par une longue rééducation suite à un accident. Nous le trouvons, rédigeant ses pages à la hâte, dans la boue et le feu. Dans l’urgence de dire cette vie qui peut s’éteindre à chaque seconde. Le lecteur est à son tour traversé par ces sentiments qui font vivre intensément. L’écriture est une fascinante épure, ramassée, toute en économie de mots, pudique mais pourtant lyrique, d’une sensibilité remarquable.

La forme exprime et épouse exactement le fond. Arnaud de la Grange a su saisir la quintessence de l’âme de ces héros anonymes, en leur offrant ce témoignage littéraire, qui dit ce qu’ils furent et firent et que nul ou presque ne sut.

Particulièrement touchantes, ces images des soldats dont il capte l’enfance intacte, comme ceux qui appellent leur mère à l’instant de mourir :

Séverin s’est réveillé et graisse son FM. Un enfant au débouché de sa sieste. Nous sommes là, trois hommes assis avant l’assaut. Kader, Séverin, et le drôle de lieutenant que je fais. Je regarde leurs visages, encore lisses malgré les nuits de veille. À nous trois, nous n’avons pas vécu la vie d’un homme. Si demain tout s’arrête, nous n’aurons pas laissé de traces.

Garder une trace, c’est sans doute l’un des objectifs de ce livre qui dit les exploits surhumains, le panache et le courage de ces hommes qui ne savent plus pourquoi ils se battent mais qui ont, chevillé au cœur et l’âme, une notion oubliée : le sens de l’honneur.

Bon Dieu, pourquoi se bat-on? Vous le savez, vous ? Pour le maintien d’une Union française avec les trois pays d’Indochine ? Pour les débarrasser du Viêt-Minh avant de leur laisser l’indépendance complète ? Ou contre l’expansion du communisme en Asie au nom du monde libre ? Personne n’en sait foutre rien.

Non content de savoir dire, rendre et décrire superbement l’atmosphère et les scènes d’un conflit guerrier, Arnaud de la Grange excelle également dans les scènes sensuelles et charnelles, exprimées avec une poésie et une verve aussi émouvantes qu’émoustillantes. Je n’oublierai pas de sitôt la grâce des séquences amoureuses entre le narrateur et Pauline…

Qu’il s’agisse de donner ou de recevoir, son corps se calait toujours à la perfection. Jamais nos mains n’hésitaient, jamais nous ne nous heurtions. Peut-être à travers nos cuisses emmêlées sentions-nous le mouvement que l’autre appelait ? Ses bras et ses jambes enlaçaient ou s’effaçaient dans des mouvements déliés et souples. Une image triviale me venait, je pensais à ces sportifs qui ont le geste parfait. Le pied d’appel qui se pose à l’endroit idéal, la main du grimpeur qui trouve la prise que personne n’aurait vue, le marin qui sent le vent avant la risée.

Les questions que soulève la guerre sont celles qui agitent l’être qui prend conscience de sa finitude immédiate. La liberté, les limites du corps, l’amitié, l’amour, voilà ce que brasse ce bouleversant roman. Paradoxalement, alors qu’il est nécessaire, pour agir au combat, de déshumaniser l’ennemi, plus les batailles sont rapprochées, plus renaît la fraternité, plus ressort l’absurdité de ces atrocités.

Plus nous nous rapprochions et moins nous nous haïssions.

L’appréhension tangible, corporelle, organique, de la fraternité des compagnons d’armes durant les rares veillées calmes, est particulièrement bien mise en lumière, avec une puissance que je ne connaissais pas. La question du corps et de son dialogue avec l’esprit, des limites qu’on repousse toujours plus loin, du conflit qui traverse, passe par les membres et les organes, sont traitées avec une intelligence et une pertinence redoutables qui sentent le vécu (c’est sans doute en cela que ce livre est si réussi).

Nous vivions à hauteur d’homme. (…) L’investissement du corps est nécessaire à certaines expériences de l’esprit.

Ces hommes qui crapahutent de nuit, sans parler, couverts de boue, sont ramenés à une forme d’état sauvage, brut. Tout est dénuement, essence, vie saccadée seconde par seconde. Hommes aux aguets, comme des bêtes. « Entre grâce et animalité », écrit le narrateur à un moment donné : cela pourrait résumer l’esprit même de cet incroyable texte que je ne pensais pas tant aimer mais qui m’a fait longuement pleurer sur la fin. La guerre donne aux hommes accès à des vérités que la vie « normale » empêche de saisir.

J’aimais cette existence où l’on ne peut rien reprendre, rien réécrire. Tout est essentiel, définitif.

Ce bref livre est une prouesse stylistique et thématique, puisqu’il parvient à être au plus près, organique et biologique, des corps qui souffrent sous la mitraille insensée, mais qu’il déploie également, presque dans le même mouvement, d’immenses questions philosophiques.

En évitant l’écueil du pathos ou de la morale, Arnaud de la Grange nous offre de singuliers moments de vérité existentielle comme on en lit peu. Les guerriers se savent condamnés, pourtant ils trouvent dans la difficulté d’étonnantes hauteurs, d’impensables joies.

La tragédie est-elle nécessaire pour faire sortir les êtres d’eux-mêmes ? Je veux croire que non. Mais passée au tamis de l’épreuve, la vie se libère et s’épure.

Une lecture vertigineuse, époustouflante, qui dit bien la puissance de l’écriture, quand elle mêle l’action, la philosophie et la poésie.

Grandiose.

 

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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