Le Mage du Kremlin (2022) – Giuliano da Empoli

Un roman russe

Il n’y avait rien d’européen dans ce regard, ni de doux, seulement la détermination d’une nécessité qui ne tolère pas d’entraves.

L’auteur ayant reçu les « honneurs » de tous les médias (reçu en grande pompe dans la matinale de France inter, sur le plateau de la Grande Librairie.. ) je m’attendais à un brûlot anti-Poutine, à un roman russophobe au diapason des credo de la presse otanienne.

En vérité, il n’en était rien.

Et j’aimerais savoir si les journalistes qui ont interrogé Giuliano da Empoli, qui ont porté ce texte au pinacle (qu’il mérite) ont conscience de défendre une œuvre qui dénonce tout ce qu’ils s’évertuent à défendre depuis plus d’un an. Tous les mensonges de l’empire occidental, à savoir le méchant Poutine sanguinaire, les Russes écrasant les gentils Ukrainiens sur un coup de tête, Zelensky le héros de la démocratie face à la dictature du « Tsar » russe, les « alliés » américains au secours du « monde libre » (rien que l’écrire fait rire)…

L’excellent roman de l’auteur italiano-suisse a le mérite de remette l’Église au milieu du village et de battre en brèche, avec une honnêteté intellectuelle inattendue, tous les préjugés et idées reçues en cours sur Poutine et la Russie depuis des mois.

Non content de relayer une discours inespéré, des vérités bien peu de saison et ayant fort mauvaise presse, ce roman étonnamment subversif a également pour lui un style remarquable et un sens consommé de la narration. L’auteur est un excellent conteur qui a l’art de la formule et de la tournure qui fait mouche à chaque page, ce qui donne au texte une fraîcheur intellectuelle et une énergie vivifiante, qui m’ont séduite à tout instant.

Giuliano da Empoli a l’outrecuidance de chercher à se glisser dans la peau d’un homme russe ce qui est déjà en soi une gageure, une ambition un peu folle de la part d’un Occidental, puisqu’il est dit dans le texte qu’

(…) entre un Russe et un Occidental il y a la même différence de mentalité qu’entre un habitant de la Terre et un martien.

Le roman nous fait effleurer certaines particularités de la mentalité russe, que nous découvrons avec une certaine sidération, tant elle nous semble différente de la nôtre :

On le voyait rire, chose très rare en Russie où un simple sourire est considéré comme un signe d’idiotie. (…) Qu’il ne soit pas dit qu’un chauffeur de taxi se laisse intimider par une stupide banalité comme une meute de loups.

Le romancier choisit de donner la parole à un certain Vadim Baranov (le « Mage » du titre, surnommé « le Raspoutine de Poutine ») un personnage incroyable, largement inspiré d’une des éminences grises de Poutine, Vladislav Sourkov, et qui confiera avoir « toujours conspiré en faveur du pouvoir ». Et, par le truchement de cette voix privilégiée, c’est le grand roman de l’immense Russie du XXème qui se dessine et que nous découvrons, aussi médusés que passionnés. Une peinture qui force autant l’admiration que le respect.

Nos fromages sont moins nombreux, nos femmes sourient peu et nos routes sont presque toujours recouvertes de glace. Mais l’avantage est que tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort : au cours des siècles le métabolisme des Russes a eu le temps de s’habituer à beaucoup de choses.

Le scénario prend le prétexte d’une longue conversation entre un narrateur occidental et Baranov, qui raconte son illustre famille lettrée et francophile, puis son œuvre au service de celui qu’on surnomme « le Tsar » (avec une majuscule comme si l’individu était l’allégorie même du tsarisme). Baranov qui raconte ses mille et une rencontres de courtisans et oligarques, amis et/ou traîtres, puis sa rencontre avec Poutine (au départ simple « fonctionnaire ascétique » du contre-espionnage), son ascension depuis sa position de Premier ministre, ses credo, ses grandes séquences et reparties médiatiques, ses valeurs, sa vision de l’Etat et de la Russie, ses idéaux, ses relations avec l’Occident, les coulisses du conflit ukrainien et jusqu’à l’hallucinante cérémonie des Jeux de Sotchi en 2014 (date aussi de la « révolution orange de Maïdan », pilotée par la CIA).

Un portrait qui contraste largement avec le narratif rabâché dans la presse occidentale depuis février 2022- Poutine présentant ici un visage très éloigné du tableau hyper tyrannique offert par les médias occidentaux. On y découvre un homme charismatique, droit, sobre, complexe, brillant évidemment, secret bien sûr, ayant mille visages, d’une indépendance réflexive et d’une solitude absolues, porté par un idéal solide, une colonne vertébrale quasi-mystique. Personnage « qui n’a jamais été susceptible d’affection », chantre d’une idéologie conservatrice et traditionnelle (dans le sens guénonien du terme) qui se veut l’antithèse de la pente occidentale décadente, Poutine semble incarner la Russie dans tout son mystère, sa grandeur et sa résilience. Un « personnage » (de roman !) d’une puissance incontestable, dont on note « l’infaillible bienveillance », un géant transmettant « un sentiment de calme », qui a remis la Russie sur pieds en 20 ans et lui a rendu son honneur et sa fierté, tant bafoués par ses prédécesseurs.

Le roman fait plusieurs salutaires rappels historiques et géopolitiques (notamment l’humiliation née de l’épisode Eltsine bourré – Clinton hilare), évoque la nostalgie des Russes pour l’URSS et leur admiration constante et sans faille pour leurs « héros », à commencer par Staline et Pierre le Grand.

Poutine, un individu à la psyché insondable, qui « ne fume ni ne boit », sait endosser tour à tour « l’empathie de l’acteur » et « la froideur du chirurgien », et un homme pour qui l’argent ne saurait être la valeur suprême (d’où son embastillement de certains oligarques). Giuliano da Empoli ne fait qu’effleurer à la fois l’individu et sa vision du pouvoir, mais ce qu’il présente suffira à subjuguer le lecteur occidental, qui voit bien par contraste par quels lilliputiens sans âme ni courage il est dirigé. L’emploi par Baranov d’un « vous » (= les Occidentaux) pendant son récit renforce le sentiment de l’adresse directe, de la prise à parti, qui ne peut qu’interpeler.

Les diagnostics et les constats sur l’Occident présentés dans le roman sont sans appel, et le lecteur lucide comprendra bien que l’Occident en général (et la France en particulier) est dans le même état déplorable sur tous les plans que l’était la Russie à l’arrivée de Poutine. Oligarques tout-puissants, ennemis multiples de l’intérieur, économie exsangue, « télévision barbare et vulgaire », assujettissement aux États-Unis, effondrement de la culture et des valeurs chrétiennes, culte de la consommation, jeunesse déboussolée, déprimée, sans idéal…
Voilà qui devrait parler à bien des lecteurs qui, je l’espère, tireront les mêmes conclusions que moi.

Non content d’être un excellent roman à la construction nerveuse et parfaitement maîtrisée, « Le Mage du Kremlin » est également une ode à Moscou et aux personnages que cette « ville impitoyable » fait naître et qui semblent à son image, aussi inattendus qu’uniques.

Le roman s’ouvre sur une passionnante évocation de celui dont on dit que le roman dystopique « Nous » aurait inspiré Orwell, Evgueni Zamiatine. L’occasion pour le lecteur avisé de percevoir des parallèles entre la société totalitaire du roman et le modèle occidental davosien.

Entre nos murs transparents comme tissés d’air étincelant, nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n’avons rien à nous cacher les uns des autres.

En plus de nous servir une analyse géopolitique et historique implacable, Giuliano da Empoli assouvit notre soif voyeuse d’entrer dans les cercles et les coulisses du pouvoir afin de voir ce qui se passe entre les murs du mythique Kremlin.
Et espérer y respirer un peu des arcanes du pouvoir et de la « grandeur tragique » de la Russie.

Nous rencontrons notamment un certain Evgueni Prigojine (obsession des médias français, l’individu étant à la tête de la milice Wagner qui réalise des exploits sur le front du Donbass) qui apparaît comme bonhomme et rigolard, singulier mélange de « gangster et de majordome » aux paroles pleines de bon sens…

« Rien de plus sage que de miser sur la folie des hommes (…) Tout ce qui fait croire à la force l’augmente véritablement »

Encore un de ces personnages « hénaurmes » dont la Russie a le secret, à l’instar de ces « Loups », impressionnants bikers tatoués et patriotes qui défileront à Sotchi, ou encore d’Édouard Limonov dont le discours politique m’a énormément plu (il faut que absolument que je découvre le texte qu’Emmanuel Carrère lui a consacré).

« Le Mage du Kremlin » s’achève comme une dissertation par une ouverture vers une réflexion métaphysique plus large sur l’avenir du monde, l’invasion des machines et la question de Dieu, mais resserre également son propos en montrant, par la scène de Baranov avec sa fille, où sont les essentiels de la vie.

En bref, « Le Mage du Kremlin », c’est ce portrait romanesque étonnamment positif de Poutine, autant qu’un roman très prenant, d’une grande honnêteté et intelligence. Un roman qui tente de refléter (autant que faire se peut !) l’impénétrable Russie, bigarrée, émouvante, violente, inspirante, punk, pleine de bruit, de sagesse, de mélancolie et de fureur, qui donne envie de prendre le premier vol pour Moscou, « la plus belle et la plus triste des grandes capitales impériales ».

Un roman qui aurait largement mérité le Goncourt.

Somptueusement édifiant.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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