Les adieux (1956) – François-Régis Bastide

Peur sur le vivre

Elle marcha toujours, en se répétant que la ville était à elle, et qu’elle était adoptée par la ville, puisque la ville était déserte. En traversant le pont du Carrousel, elle se souvint du grand panneau à l’entrée de l’institut : Il n’y a pas d’étrangers. Ce fut son dernier souvenir de ces années-là. Tout s’écroula derrière ce panneau. Sa seule pensée nette, en cet instant, était qu’il y a bien des étrangers, dans Paris, qu’elle n’était qu’une parmi des millions, et que nous sommes tous des étrangers, les uns en face des autres, et qu’il faut être ainsi, étrangers, seuls, murés en nous-mêmes, tout étant écroulé, pour vivre sans cesse comme au moment de notre mort.

Dans le Paris d’après-guerre, Choralita Brichs, traductrice suédoise multilingue, est une vieille fille solitaire, bigote et renfermée, qui n’a pour seul ami qu’un prince russe déchu, Alexis Stellovski, dont la fortune mystérieusement acquise fait jaser tout au long du livre. Un prince qui a le sens du drame : il finira par s’ouvrir les veines dans une baignoire. Ces deux grands esseulés s’aiment (étrangement) mais sont incapables de vivre leur amour, tant les temps sont instables, les blessures de la guerre encore vives et qu’aucun d’eux n’a de réel port d’attache nulle part et que l’amour ne se construit pas sur du sable. Il y a aussi que Choralita n’a pas envie qu’on la prenne sous son aile ou en pitié. C’est une femme austère et forte, qui a toujours eu « peur de vivre », qui est décrite par ceux qui la rencontrent comme une personne ambivalente, « femme implorante et si dure à la fois ». Choralita à la chevelure rousse barrée de blanc ne sait pas toujours ce qu’elle veut et bientôt il sera trop tard pour la vie, trop tard pour l’amour. Les hommes qui l’entourent le voient :

Il aurait fallu l’aimer depuis longtemps son visage aurait changé.

Le récit répond à une mise en abyme, l’histoire est racontée à rebours par un individu qui confie à Choralita, au départ du livre, une traduction, puis va s’attacher à elle, qui finira par lui conter son histoire ; histoire qu’il dira à son tour, en utilisant la machine à écrire qu’elle laissera chez lui.

J’ai d’abord été séduite par le nom de l’auteur que je connaissais pour posséder un autre livre de lui, merveilleux, sur l’astrologie. « Les Adieux » offrit à François-Régis Bastide le Prix Femina en 1956.
Un roman qui accorde également un très beau rôle à la ville de Paris, dans laquelle déambulent les personnages- une plongée documentaire intéressante au cœur d’une époque où l’on achète des « cartes-lettres » pour établir une correspondance « pneumatique ».
 
Le lecteur du XXIe siècle pourra être dérouté par le style assez désuet de l’auteur et par les personnages dont on ne comprend pas (plus) toujours les motivations ni même le langage. Choralita est une femme très pieuse et dévouée aux autres, pour qui la morale n’est pas un vain mot, le prince Alexis se souvient de ses honorables années auprès du Tsar (mais est-ce seulement vrai ?). Autant de valeurs qui n’ont plus guère cours de nos jours !
 
Je confesse avoir parfois ressenti un certain ennui à cette lecture. Un roman qui nous dit la difficulté pour un étranger de trouver sa place dans son pays d’accueil (surtout à cette époque reculée et même si l’on est surnommée « l’étrangère au grand cœur »), difficulté de s’intégrer ou de se faire de vrais amis. À un moment donné, Choralita dit qu’elle est en « perpétuel état de guerre ici » :

C’est dur d’aimer la France et d’être toujours rejetée par la France.

 
En vertu de la nationalité russe du Prince Alexis, il est fait quelques remarques sur l’âme et le peuple russes en ces termes (et le lecteur de 2022 devrait bien réfléchir) :
 
« Le peuple russe, le peuple le plus humble de la terre. » Il n’était pas humble, mais il voulait la paix. Je crois qu’il l’a toujours voulue. Je crois qu’il veut qu’on l’oublie, et il sait qu’on ne peut l’oublier.
Un roman qui parle du prix de la liberté et de la sujétion des femmes à l’égard des hommes, situation de dépendance parfois mal vécue, mal interprétée aussi. Un roman profondément mélancolique qui nous parle d’incommunicabilité entre les êtres, de solitude, d’amitié et de finitude, et de ce continent à jamais étranger que nous sommes et resterons pour les autres.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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