Peur sur le vivre
Elle marcha toujours, en se répétant que la ville était à elle, et qu’elle était adoptée par la ville, puisque la ville était déserte. En traversant le pont du Carrousel, elle se souvint du grand panneau à l’entrée de l’institut : Il n’y a pas d’étrangers. Ce fut son dernier souvenir de ces années-là. Tout s’écroula derrière ce panneau. Sa seule pensée nette, en cet instant, était qu’il y a bien des étrangers, dans Paris, qu’elle n’était qu’une parmi des millions, et que nous sommes tous des étrangers, les uns en face des autres, et qu’il faut être ainsi, étrangers, seuls, murés en nous-mêmes, tout étant écroulé, pour vivre sans cesse comme au moment de notre mort.
Dans le Paris d’après-guerre, Choralita Brichs, traductrice suédoise multilingue, est une vieille fille solitaire, bigote et renfermée, qui n’a pour seul ami qu’un prince russe déchu, Alexis Stellovski, dont la fortune mystérieusement acquise fait jaser tout au long du livre. Un prince qui a le sens du drame : il finira par s’ouvrir les veines dans une baignoire. Ces deux grands esseulés s’aiment (étrangement) mais sont incapables de vivre leur amour, tant les temps sont instables, les blessures de la guerre encore vives et qu’aucun d’eux n’a de réel port d’attache nulle part et que l’amour ne se construit pas sur du sable. Il y a aussi que Choralita n’a pas envie qu’on la prenne sous son aile ou en pitié. C’est une femme austère et forte, qui a toujours eu « peur de vivre », qui est décrite par ceux qui la rencontrent comme une personne ambivalente, « femme implorante et si dure à la fois ». Choralita à la chevelure rousse barrée de blanc ne sait pas toujours ce qu’elle veut et bientôt il sera trop tard pour la vie, trop tard pour l’amour. Les hommes qui l’entourent le voient :
Il aurait fallu l’aimer depuis longtemps son visage aurait changé.
Le récit répond à une mise en abyme, l’histoire est racontée à rebours par un individu qui confie à Choralita, au départ du livre, une traduction, puis va s’attacher à elle, qui finira par lui conter son histoire ; histoire qu’il dira à son tour, en utilisant la machine à écrire qu’elle laissera chez lui.
C’est dur d’aimer la France et d’être toujours rejetée par la France.
« Le peuple russe, le peuple le plus humble de la terre. » Il n’était pas humble, mais il voulait la paix. Je crois qu’il l’a toujours voulue. Je crois qu’il veut qu’on l’oublie, et il sait qu’on ne peut l’oublier.