Les enfants de minuit (1980) – Salman Rushdie

L’Indienne Comédie

Pour son premier roman en 1980, on peut dire que Salman Rushdie a vu grand.

Très grand.

Immense, même.

Accouchant d’un livre-monde aux dimensions et à l’ambition gargantuesques, pharaoniques de plus de 800 pages. Le lecteur ne peut qu’émerger sonné et passablement épuisé de cette lecture folle et ébouriffante, de ce roman fantasque et fantastique, exigeant à lire, difficile à comprendre et à suivre comme toutes les grandes œuvres.

Le narrateur se place à l’extérieur de ce récit chronologique et tragi-comique qui démarre au Cachemire avec son grand-père Aadam (nom prédestiné à la genèse d’un récit !), mais aussi avec le bateleur-passeur Tai, avec sa grand-mère Naseem et la séquence mythique du drap troué (l’un des fils rouges du livre). Le narrateur fait régulièrement retour sur le moment de l’écriture au présent, en compagnie de l’oreille attentive de Padma, sa compagne, qui commente fréquemment son histoire, s’en indigne ou s’impatiente. J’ai aimé ce regard en surplomb et la drôlerie qu’il offre.

Le narrateur installe une forme de compte à rebours sur près de 300 pages jusqu’à sa naissance, simultanée à l’indépendance de l’Inde, le 15 août 1947. Il garde également le suspense sur l’identité de ses parents jusqu’à la dernière limite. La question de la filiation, de l’identité et du nom est fondamentale dans ce texte qui va notamment tourner autour de cette naissance et du « crime » secret de l’infirmière (puis nounou du narrateur), Mary Pereira. Le récit se déploie en mille et une ramifications qui cherchent toutes à élucider la question du destin et du sens de l’existence.

Rien n’était réel, rien n’était sûr.

Le narrateur est une forme d’entité démiurgique aux facettes nombreuses, tantôt « je » puis, plus tard, « il », capable de rêvetir des formes différentes au gré des épisodes. Ce flou savamment entretenu constitue également toute la singularité du livre (le narrateur va jusqu’à se transformer en Bouddha à la fin !).
Le thème des « Enfants de minuit », soient tous ces enfants nés autour de minuit le 15 août 1947 (comme le narrateur), doués de pouvoirs magiques et convoqués par Saleem en « Parlement », est aussi central dans le texte concernant la question du réalisme magique et de l’identité.

Ce roman nous brosse à la fois une saga familiale, celle des Aaziz, aux péripéties nombreuses, incluant une myriade de personnages variés toujours croqués avec humour par le narrateur (la bande de copains de Methwold, Evie Burns, la sœur du narrateur (« le Singe de Cuivre ») dont nous ne saurons le prénom que tard), les multiples oncles, tantes et amis des parents dans la résidence de son enfance) mais est également une manière de raconter l’Inde d’alors, à la jonction de deux époques, entre tradition et modernité, entre guerre et paix avec le Pakistan. C’est un roman-univers qui parle d’héritage, d’Histoire (les petites et la Grande), de création, de mythes, de surnaturel, en un kaléidoscope labyrinthique d’existences et d’événements.

Même les fins ont des commencements, tout doit être raconté dans l’ordre.

« Les enfants de minuit » est impossible à résumer tant il est fourmillant, foisonnant, dense, intense. J’ai adoré son caractère folklorique, exotique (les caractères, la cuisine, les mentalités, les épisodes historiques sont si bien décrits qu’on s’y « croit », le lecteur est en immersion totale). J’ai aimé que le narrateur exploite également très intelligemment les sens (la question de l’odorat est cruciale, à l’image du nez « gigantesque » du narrateur, surnommé « Renifleux » toute son enfance), qu’il pratique la synesthésie en expliquant comme il sent les couleurs et les tempéraments. C’est un roman qu’on pourrait comparer à une forme de « Divine Comédie » à l’indienne puisqu’il s’agit d’un texte initiatique, philosophique, spirituel, historique et politique. Les tabous et interdits volent aussi en éclats dans ce texte où le narrateur se met à désirer sa tante puis tombe amoureux de sa sœur. Salman Rushdie se place au-delà de toute morale afin de donner l’image la plus fidèle de « son » Inde, pays-continent impossible à contenir, même dans 800 pages.

J’ai la ferme conviction que le but caché de la guerre indo-pakistanaise de 1965 n’était ni plus ni moins l’élimination de la surface de la terre de ma famille plongée dans la nuit.

La question pour le narrateur (qui revendique à la fin l’autobiographie) est de comprendre qui il est, pourquoi il est venu au monde dans ces circonstances, à ce moment précis de l’Histoire de son pays, de réfléchir sur la généalogie de sa famille et sur ce qu’on nous lègue, sur l’acquis et sur l’inné, ce qu’on contient, ce qui nous contient. Saleem est un anti-héros très attachant qui nous touche par ses imperfections, son humanité et son côté « imposteur » qui a du mal à trouver sa place.

L’Histoire n’est que mouvements instables de plaques telluriques, impuissance des humains, alors le narrateur récupère la seule puissance qui lui reste : celle qu’il a sur le récit de sa propre vie. Le thème du « réalisme magique » est évidemment l’une des clefs de voûte de ce roman magistral, qui fait coïncider et mélange la sorcellerie et la politique, les mythes, la fiction et les faits historiques. Un roman qui se joue du lecteur et parie sur son égarement, sur son incapacité à trier le vrai du faux.
Rarement j’aurais vu de telles correspondances, une telle chambre d’échos entre conflit(s) intérieurs et extérieurs du narrateur déchiré entre son enfance indienne et son adolescence pakistanaise.

Salman Rushdie possède un incroyable art de conteur qui sait ménager les attentes du lecteur et installe le suspense en distillant des infos éparses sur des épisodes à venir. Un détail qui m’a interpellée : le narrateur « écrivain » confesse son impuissance sexuelle, qu’il conjure par sa toute-puissance sur sa propre narration, dans une forme de délire mégalomaniaque qui lui permet de se réapproprier sa force.

Des avions, réels ou fictifs, lâchèrent des bombes véritables ou mythiques.

Drôle, burlesque et pathétique à la fois, capable de faire voisiner avec grâce le trivial et le lyrique, « Les enfants de minuit » sont un tour de force de l’auteur et un challenge offert au lecteur qui devra s’accrocher pour ne pas décrocher (certains passages, surtout militaires, sont assez fastidieux à lire) mais qui, s’il parvient au terme de ces centaines de pages, ne pourra qu’admirer cette œuvre. Une œuvre pleine de parfums, de sons et de couleurs, de plats ensorcelés, de jungle infligeant des souffrances bibliques, de fantômes, de fléaux, d’effondrements et de renaissances, de coups d’État et de conspirations, de malédictions et de rencontres improbables qui nous embarquent dans un tourbillon dont on sort essoré, soulagé mais heureux.

Plusieurs fois le narrateur fait des comparaisons avec le cinéma, visualise des scènes et les décrit comme au 7ème art, ce qui est prophétique puisque le texte sera adapté pour le grand écran en 2012 par Deepa Mehta.

Saleem, le narrateur-dieu de l’histoire, apparaît comme « l’homme peuplé » de toutes les histoires des êtres qu’il a rencontrés, comme le comptable et l’aède de tous les épisodes qu’il a traversés (et qui l’ont traversé) qui nous livre, sur 800 pages, les clés de sa destinée et ses révélations, et qu’on pourrait résumer par cette belle formule :

Un instant très court mais éternel de conscience.

Chef-d’œuvre, bien entendu.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !