Les liaisons dangereuses (1782) – Choderlos de Laclos

À la guerre comme à l’amour

Se trouver devant un tel Everest littéraire est un défi pour le critique, conscient que tout ou presque a été dit sur ce chef d’œuvre intemporel.

175 lettres, échangées par moins d’une dizaine de personnages composent ce roman épistolaire dont la beauté, le raffinement, l’intelligence et l’esprit n’ont pas subi le moindre dommage depuis plus de deux siècles.

Je l’avais pour ma part étudié en 2004, alors en 2ème année de lettres modernes. J’avais 19 ans, l’indignation morale facile et une expérience amoureuse limitée, du moins dans sa portée charnelle, mon appréhension de l’amour était alors purement livresque. Je n’avais pas encore été traversée par l’aiguillon de la passion et de la jalousie, je ne pouvais donc apprécier pleinement la portée de cette œuvre de génie qui nécessite un peu de « bouteille » en termes d’expérience humaine et surtout amoureuse.

« Compte ouvert entre la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont »

Valmont et Merteuil sont deux nobles libertins qui, pour se désennuyer et asseoir orgueilleusement leur pouvoir (du moins aux yeux de l’autre), passent leur temps à orchestrer des intrigues dans le but de pervertir des âmes pures qu’ils pourront ajouter à leur tableau de chasse. Chacun rapporte à l’autre via lettres de l’avancement de ses vicieuses entreprises. Derrière ce cynisme affiché qui méprise ouvertement l’amour (tout en sachant le simuler à la perfection, grâce à leur maîtrise absolue de la langue, arme de destruction massive de toute prudence) les débauchés finissent par être pris à leurs propres pièges : Merteuil aime au fond Valmont, mais ne saurait l’admettre ; Valmont aime la Présidente de Tourvel, mais se refuse à le reconnaître, espérant conserver son « empire » (le mot revient souvent) sur son destin et sa réputation sulfureuse. Cette double trahison mutuelle culminera par le célèbre ultimatum de Valmont et la réponse concise bien connue de Merteuil :

« Hé bien ! La guerre. »

La relation entre ces deux âmes damnées est in fine du ressort effectivement du combat, la séduction et les affaires du cœur sont clairement assimilées au registre militaire (lettre 125), la proie à faire succomber est « l’ennemi » qu’il faut « forcer à combattre », à qui on doit inspirer une sécurité illusoire, lui donner à lire et à sentir ce qu’il veut afin de faire tomber ses gardes… Tout ici est affaire de méthode et de grandes manœuvres stratégiques sur le territoire amoureux, et chacun se confesse sur le papier à celui qu’il croit digne de confiance.

« Partagez ma joie, ma belle amie, je suis aimé, j’ai triomphé de ce cœur rebelle. C’est en vain qu’il dissimule encore. »

Merteuil est une incroyable figure féministe qui cherche à jouer le même jeu que les hommes en s’appropriant leurs prérogatives. Elle les défie sur leur terrain, avec des armes identiques. Le chassé-croisé des missives rend l’ensemble vivant, énergique et plein de suspense ; la polyphonie et la multiplication des focalisations sur une même scène sont d’une grande richesse.

« Nos deux passions favorites, la gloire de la défense et le plaisir de la défaite »

Le double jeu des amants maudits est particulièrement savoureux, et leurs lettres pleines de machiavélisme revendiqué, de rouerie, d’amoralité (d’humour aussi : « elle est vraiment délicieuse ! cela n’a ni caractère ni principes ; jugez combien sa société sera douce et facile ») et de défi(ance) mutuel(le) font une grande partie du sel de ce chef-d’œuvre.

« Je sentis bien qu’il fallait placer là un soupir et un regard douloureux (…) il me fallut toute mon éloquence pour la décider »

Merteuil lance deux complexes défis à son protégé et expert ès séductions dès l’entrée : séduire parallèlement la vertueuse, la « jolie Prude » Présidente de Tourvel aux principes à priori inflexibles (et qui connaît la réputation de Valmont) et s’emparer de la pureté de l’oie blanche, Cécile de Volanges, jouvencelle amoureuse du chevalier Danceny.

« Dans les affaires importantes, on ne reçoit de preuves que par écrit »

Valmont se rend bientôt indispensable aux tourtereaux en devenant le convoyeur de leurs missives secrètes. La question concrète de l’échange épistolaire constitue également l’un des charmes de cette œuvre extraordinaire : que de cachotteries pour écrire sans se faire remarquer, de manigances pour faire parvenir une lettre à un autre.. Sans parler de l’intense réflexion sur l’écriture, qui est une manière supplémentaire d’aimer et de le dire.. Ou quand l’écriture augmente le sentiment :

« En attendant le bonheur de te voir, je me livre, ma chère amie, au plaisir de t’écrire ; et c’est en m’occupant de toi, que je charme le regret d’en être éloigné. »

Le trouble jeu de Valmont entre les naïfs innocents est l’une des acmés du texte, qui assied violemment la traîtrise du personnage. Danceny n’imagine pas un instant que son nouveau meilleur ami passe des nuits entières avec « sa Cécile », pas plus qu’il imagine que sa sensuelle muse Merteuil lui veut le moindre mal, alors qu’elle est l’architecte du chaos qui finira par advenir. Merteuil à qui il écrit des lettres enflammées mêlant le « vous » au « tu » avec une éloquente maestria. Il y aurait à dire sur ce basculement pronominal, dont use la Présidente dans son ultime lettre : son soudain tutoiement exalté de Valmont en dit long sur le climat de ses sentiments.

« J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien »

J’ai tout aimé et admiré dans ce roman exceptionnel, fond comme forme : quand Merteuil scrute et cite avec sarcasme les mots utilisés par Valmont qui trahissent selon elle son amour pour la Présidente ; les mille variations de l’émotion, leur gradation crescendo (du refus entêté de l’échange au lyrisme amoureux le plus échevelé), les lettres de la sage Madame de Rosemonde, pleines d’une compréhension infinie, la terrible perdition graduelle de la « céleste dévote », les stratagèmes et la duplicité pour faire plier une volonté, l’irrésistible siège que fait Valmont du cœur de la Présidente (allant jusqu’à achever l’une de ses plus belles lettres par un « Je renouvelle à vos pieds le serment de vous aimer toujours »), le duel à l’épée pour laver l’honneur bafoué, le refuge du couvent, l’usage brillant de l’imparfait du subjonctif et du point virgule, et jusqu’à la conclusion sans appel de Madame de Volanges qui ferme le texte :

« (…) l’une des plus importantes vérités, comme aussi peut-être des plus généralement reconnues, reste étouffée et sans usage dans le tourbillon de nos mœurs inconséquentes. Adieu, ma chère et digne amie ; j’éprouve en ce moment que notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l’est encore davantage pour nous consoler. »

Tout, absolument tout dans ces 474 pages est aussi prenant qu’éblouissant.
Et point d’happy end pour clore ce roman qui se veut exemple et avertissement : que la jeunesse, femmes en tête, se garde de tout séducteur (homme ou femme) car « une seule liaison dangereuse » peut avoir des conséquences imprévisibles et mortelles.

Dans la lettre 165, Madame de Volanges, qui avait prévenu Madame de Tourvel du caractère incorrigible de Valmont, et qui est l’un des témoins accablés de ses méfaits, livre une réflexion sur les détours inattendus de la destinée et comme celle-ci peut très vite basculer du bonheur au plus grand des malheurs, pour un seul pas de côté. Aléas du sort humain, qu’aveuglent les passions ! En cela, « Les liaisons dangereuses » sont une tragédie à part entière.

« (…) causant ensemble de quelques personnes dont le bonheur nous paraissait plus ou moins assuré, nous nous arrêtâmes avec complaisance sur le sort de cette même femme, dont aujourd’hui nous pleurons à la fois les malheurs et la mort ? (…) tant d’avantages réunis ont donc été perdus par une seule imprudence ! O Providence ! sans doute il faut adorer tes décrets ; mais combien ils sont incompréhensibles !

Madame de Rosemonde, jamais avare d’une leçon de sagesse, écrira dans sa dernière lettre ce qui, selon elle, devrait guider et encadrer nos actions :

« Si on était éclairé sur son véritable bonheur, on ne le chercherait jamais hors des bornes prescrites par les Lois et la Religion. »

Il n’est pas une page de mon folio qui ne soit soulignée, stabilotée ardemment (très pratique pour s’y retrouver) tant « Les liaisons dangereuses » sont un inépuisable trésor plein de trouvailles géniales et de vérités absolues sur le désir, les pouvoirs infinis du verbe, la confiance, la déraison amoureuse, le poker menteur du cœur, l’art et les risques de la séduction et bien sûr, sur l’amour… Florilège !

« Ce que vous appelez bonheur n’est qu’un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. (…) de quel droit venez-vous vous troubler ma tranquillité ? Laissez-moi, ne me voyez plus ; ne m’écrivez plus, je vous en prie ; je l’exige. Cette Lettre est la dernière que vous recevez de moi. » (Lettre 56, de la Présidente à Valmont)

« Je vous embrasse comme je vous désire ; je défis tous les baisers du Chevalier d’avoir autant d’ardeur. » (lettre 57 de Valmont à Merteuil)

« Je n’ai d’espoir qu’en vous. Vous êtes sensible, vous connaissez l’amour et vous êtes le seul à qui je puisse me confier ; ne me refusez pas vos secours. » (lettre 60, de Danceny à Valmont)

« Voilà bien les hommes ! Tous également scélérats dans leurs projets, ce qu’ils mettent de faiblesse dans l’exécution, ils l’appellent probité. » (lettre 66 de Valmont à Merteuil)

« J’ai mis beaucoup de soin à ma Lettre, et j’ai tâché d’y répandre ce désordre, qui seul peut peindre le sentiment. J’ai enfin déraisonné le plus qu’il m’a été possible : car sans déraisonnement, point de tendresse ; et c’est, je crois, par cette raison que les femmes nous sont si supérieures dans les Lettres d’Amour. »
(lettre 70 de Valmont à Merteuil)

« Qu’avez-vous fait, que je n’aie surpassé mille fois ? (…) Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. (…) née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi (…) Ma tête seule fermentait ; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir (…) je sentais un besoin de coquetterie qui me racommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer et le feindre. En vain m’avait-on dit, et avais-je lu, qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un Auteur, le talent d’une Comédienne. (…) je vous désirais avant de vous avoir v. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire ; je brûlais de vous combattre corps à corps. (…) Il faut vaincre ou périr. » (lettre 81 de Merteuil à Valmont)

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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