La chatte sur un doigt brûlant
Ah ça, elle n’y va pas par le dos de la cuillère, Emma Becker, l' »écrivaine » franco-allemande qui a fait de sa vie sexuelle débridée son fonds de commerce littéraire.
Pour elle, tout cela est l’expression d’un « culot » existentiel, elle s’estime légitime à raconter la vie très privée de son entrejambe (entre autres), et est convaincue que cela présente un intérêt pour le lecteur. Au vu du succès de ses livres, cela est bien possible, encore que l’intérêt des lecteurs procède peut-être (ou plutôt surtout) d’un voyeurisme autorisé, cautionné par la littérature.
Car la jeune femme ne nous épargne aucun détail anatomique et organique de ses (très nombreuses) passades, le lecteur est pris dans un tourbillon de prénoms masculins, de « bites », de « chatte » et de « baise(r) » qui, pour ma part, m’a laissé une impression de tristesse, de stérilité, de mal-être. Même si on saisit bien, à travers certaines réflexions et passages, que son véritable désir est bien plus sentimental que sexuel. Que cette intarissable soif de cul cache en fait des failles narcissiques profondes et une envie d’être aimée jamais satisfaite, que la narratrice assume à demi-mot. On sent qu’elle hésite entre l’image qu’elle veut donner (aux hommes et aux lecteurs) et celle qu’elle est vraiment.
J’attends un autre amour pour chasser celui-ci qui n’en finit plus de se décomposer.
Car on ne peut pas dire qu’Emma soit une sentimentale, elle consomme les hommes comme eux, traditionnellement, le font en objectivant les femmes. Elle adopte les mêmes codes qu’eux, avec cet appétit de sexe démesuré, ces comportements délurés et délirants (culotte fourrée dans la bouche, pipe la tête à l’envers, étranglements, envies d’uriner sur l’autre…), cette créativité charnelle insatiable (parfois écœurante) qui sont davantage l’apanage des mâles que des femelles.
Emma Becker renverse donc les rôles habituellement dévolus respectivement à l’un et l’autre et, paradoxalement, se plaint ensuite de ne pas être adorée telle Birkin regardée par Gainsbourg. Il faut savoir ce que vous voulez, jeune femme ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. On ne peut pas avoir été prostituée, s’envoyer la terre entière, sucer des inconnus sur des salons littéraires, le clamer sur tous les toits, sans qu’il y ait quelques conséquences sur nos relations avec la gent masculine ! Tout en chouinant qu’on veut du romantisme ! Un peu de cohérence, que diable.
Je donnerais tout pour sentir un regard comme celui-là posé sur moi. (…) Est-ce trop demander qu’un homme me regarde comme s’il n’avait jamais rien vu de plus beau ? (…) Il faudrait que je puisse vivre sans ce constant regard masculin.
La narratrice se donne bien des raisons élevées, profondes, intellectuelles, pour justifier sa phallophilie extrême (« faire de la littérature pour réinventer le frisson »), et notamment son goût immodéré de la pipe, dont les détails buccaux et salivaires nous sont livrés sans ambages et qu’elle pratique à tour de bras avec le premier venu.
Et le lecteur de s’interroger sur cet étrange mélange de domination et de soumission qu’Emma Becker expose et qui ne prouve qu’une chose : que la demoiselle est complètement paumée. Elle pousse les choses un cran plus loin lorsque qu’elle relate les échanges avec son ami gay et parle de « fist fucking »… (par la suite, elle ira jusqu’à entraîner un mec dans sa chambre alors que son ami est à côté, ce que j’ai trouvé assez glauque, mais enfin le livre est truffé de gênantes séquences). Elle a beau y injecter du second degré…
Tous ces gens qui traversaient l’existence sans avoir mis la main dans le cul de quiconque et qui appelaient ça vivre.
Même si ce récit très cru m’a parfois émoustillée (évidemment), j’ai fini par être un peu écœurée par cet étalage sexuel, excessif dans son volume. Je ne vois pas bien en quoi c’est subversif. Avoir chevillée au corps, non pas un combat politique ou spirituel, mais la question des « doigts dans le cul des hommes » me semble assez peu glorieux en soi.
Emma raconte des choses « qui ne se disent pas », qu’on n’ébruite en général pas à tout le monde, qu’on garde pour soi parce que ça ne regarde que soi et son partenaire. Même si j’ai été plutôt séduite par la voix d’Emma (j’ai même éclaté de rire sur une scène à la fin), j’ai trouvé que cette ultra-intime partition était très symptomatique d’une époque qui applaudit l’exposition sexuelle comme la dernière des rébellions, l’outrage social ultime. Alors qu’en vérité, c’est juste indécent et/ou vulgaire (la remarque du grand-père au début m’a laissée sans voix) et je n’ai pas pu ne pas me mettre à la place des parents d’Emma ou de son fils… Bref.
Évidemment que je l’ai sucé, tu me connais » (dit-elle au père de son fils du retour d’une de ses échappées)
« J’ai sucé des contingents de queues de toutes tailles », avoue-t-elle.
« Avec une pipe, j’oublie que rien ne va dans ma vie »
« Je me demandais si ma chatte vous rappelait quelqu’un. »
Au-delà des considérations morales incontournables face à ce type de texte, il est vrai que c’est une histoire couillue, de femme qui ne mâche pas ses mots, va jusqu’au bout de son idée, non sans humour et une bonne dose d’autodérision, ce qui sauve beaucoup de moments gênants.
C’est qu’Emma fait en permanence retour sur ce qu’elle vit, se met en scène pour raconter au mieux, se veut l’actrice de son désir qu’elle théâtralise. Avec au fond un seul souhait, un horizon qui sera verbalisé par Vincent :
On te lit et on a très envie de te faire plaisir.
Bien sûr, à la suite d’Ernaux et d’autres, Emma interroge et met en parallèle vie et écriture (laquelle provoque l’autre ?) et j’ai retrouvé dans « L’inconduite » l’infernale farandole masculine qui jette certaines femmes dans l’écriture. J’ai trouvé certaines instants particulièrement cocasses (le camping foireux avec Jon, pour lequel elle avait fait « l’improbable achat d’une tente et d’un sac de couchage chez Décathlon ») parfois gâchés par un trait de grossièreté ou de trivialité inutile (« c’est suffisant pour sentir du cul quand j’arrive »). Sa vision organique de la sexualité ôte toute poésie, toute sensualité aux actes charnels, vus plutôt comme une performance visant à impressionner le mâle, à le soumettre et le satisfaire comme nulle autre.
Dans quelle servitude me plonge l’idée qu’un mec que je côtoie quotidiennement ait envie de baiser.
Toutefois, il faut reconnaître qu’Emma ne s’épargne pas et se juge sans fard ni aménité (« je n’apprends rien de rien »), à l’image de ses parties de jambes en l’air qui ne sont jamais « faire l’amour » mais uniquement « baiser », « limer », « ramoner », « tamponner »… Encore un langage plutôt réservé aux hommes que la jeune femme s’approprie en les copiant, ainsi que le font toutes les « féministes » tendance du moment. Avec des vérités générales pour le moins discutables :
La tranquillité des femmes passe toujours par un de leurs trous. (…) Les femmes n’ont jamais que deux modes de discours, le chuchotement ou le hurlement.
Dans cette confession bouillante de pornstar blasée, Emma Becker agace et excite tour à tour, même si son petit numéro de babydoll nympho est assez pénible en fin de compte.
Ses déplorations sur la facilité pour les hommes d’écrire VS les femmes qui n’ont jamais de temps pour elles me sont apparues assez déplacées en l’espèce et totalement convenues. Elle a beau tenter d’espérer entretenir des rapports intellectuels avec certains hommes (comme Gaspard et Vincent, son fantasme de réalisateur), ce qui la relie quasi exclusivement à ses amants reste le cul. C’est sur ce mode (presque exclusif) que se fondent ses rapports au sexe opposé, sur « cette partie [d’elle-même] qui ne vit que plantée sur la bite d’un homme » et pour qui « [sa] chatte et [sa] tête vivent des vies parallèles. »
Malgré tout cela, elle m’a fait rire, notamment cette scène de rap en peignoir par son amant, « un financier blanc », une séquence vraiment drôle, surtout quand elle ajoute :
Regarde ce que ce mec te donne. C’est de l’or. Ça va te faire combien de pages, ça ?
J’ai éclaté de rire en plein café. Il y a donc quelques bonnes trouvailles au milieu de ce fatras sexuel sans queue (ou plutôt si) ni tête qui illustre l’égarement dans lequel certaines femmes, hésitant entre sentimentalité et sexualité (comme si elles s’opposaient) se débattent.
On gardera d’elle son souhait (commun néanmoins) de « rêves impossibles de passion sans cesse renouvelée », ou que « son génie [celui de ses amants] s’émerveille du [sien] le temps de quelques pages. »
Pas sûre que ce soit la meilleure formule mais enfin, voilà un texte qui ne laissera aucun lecteur indifférent et ça, c’est déjà en soi une réussite.