Mémoire de fille (2016) – Annie Ernaux

Naissance d’un écrivain

Comme j’ai aimé ce livre… Comme il m’a parlé, bercée, interrogée : je le prends quasiment pour une révélation tant sa thématique, ses analyses, sa démarche, son regard, font écho à mes propres recherches.

C’est l’histoire d’une femme de 60 ans qui se penche sur la fille qu’elle fut à 18. Sur le fossé qui les sépare, ces années qui ont creusé leurs différences, mais aussi sur les constantes de la personnalité – ce qu’il reste de nous, d’un bout à l’autre du chemin.

J’aime énormément Annie Ernaux, que j’ai eu la chance de découvrir au lycée grâce à une enseignante qui l’adorait et m’a introduite à son univers et à son cheminement littéraire autobiographique.

La Place fut un choc, en ce qu’il m’évoquait de proche, de familier : une jeune femme s’extrait de son modeste milieu par ses études et change de classe sociale. Le mélange d’illégitimité, de gêne, de honte même, parfois, que ce basculement implique. Puis, pendant mon année de mémoire sur le lyrisme amoureux dans la poésie de Jean Malrieu (ça ne s’invente pas), voilà que j’ai plongé dans Passion simple qui raconte, avec des mots si beaux, une histoire ardente et impossible.

Enfin, son chef d’œuvre (enfin, ça c’était avant Mémoire de fille, pour moi, mais ce sont presque des livres jumeaux dans leur démarche), Les années, une sorte d’inventaire romanesque à la Prévert, qui cherche à contrer l’oubli et le passage du temps, en revenant sur les années 70/80/90 (si mes souvenirs sont bons) : un régal !

Mémoire de fille est un récit intime, celui d’une première fois ratée, et de tous les imbéciles espoirs qu’on nourrit à l’endroit de ceux qui ne les méritent pas. C’est aussi une plongée au cœur de la Normandie – et notamment Rouen et ses rues pavées, ses cent clochers que j’aime tant – ainsi qu’un regard passionnant sur une époque révolue – celle d’un temps d’avant 68 où l’on jetait l’opprobre sur les filles qui s’autorisaient à jouir librement.

Annie Ernaux jette un œil précis, tendre et sincère sur la fille qu’elle fut – et que la déception, l’amertume conduisirent à une longue aménorrhée – pour laisser entrevoir, par bribes, sa naissance d’écrivain. On découvre avec intérêt les extraits de ses lettres à ses amies qui laissent déjà augurer de son talent en gestation. on explore ses préférences culturelles d’alors – littéraires ou cinématographiques – autant d’indices qui révèlent toute la sensibilité de cet écrivain singulier qui exprime sa vocation en ces termes qui m’ont bouleversée :

Mais à quoi bon écrire si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre – à supporter – ce qui arrive et ce qu’on fait. […] Quelle croyance, sinon celle que la mémoire est une forme de connaissance ? Et quel désir – qui dépasse celui de comprendre – dans cet acharnement à trouver, parmi les milliers de noms, de verbes et d’adjectifs, ceux qui donneront la certitude – l’illusion – d’avoir atteint le plus haut degré possible de réalité ? Sinon l’espérance qu’il y a au moins une goutte de similitude entre […] Annie D. et n’importe qui d’autre. […] Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive, et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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