Ciel mon mari
Je n’y peux rien si mon paradis est le couple, le duo, le paire.
Même si le dénouement m’a déçue (je l’aurais souhaitée plus acide), je dois bien avouer que j’ai beaucoup aimé le premier roman « best seller » de Manon Ventura paru en 2021. Enfin une héroïne folle d’amour, enfin les rôles traditionnels inversés, et avec quel brio, quel humour et quelle finesse psychologique ! Et que de références culturelles émaillent joliment « Mon mari ».. J’ai trouvé cela si réjouissant et si moderne !
Nous avons besoin d’une ambiance tamisée pour préserver l’atmosphère romantique de notre salon. Je suis persuadée que l’intensité de l’éclairage a contribué à éloigner mon mari de moi sur le canapé ces derniers temps.
Le lecteur va suivre une semaine complète dans la vie d’une femme, pas n’importe laquelle, une femme folle amoureuse de « son mari » (le mot est répété avec gourmandise comme un mantra tout au long du texte) avec qui elle est mariée depuis 15 ans et a deux enfants. Mari comme enfants ne sont jamais nommés, à la différence des amis, ex et amants qui gravitent autour de la narratrice. Comme s’ils étaient vidés de leur identité, changés en « types » littéraires chargés seulement de porter l’Idée. Pour autant, et malgré cette absence de prénom, Maud Ventura caractérise fort bien celui qui donne son titre au texte, ce qui m’a paru un vrai tour de force.
Je joue à la mère et lui au père. Et mon mari me manque. (…) J’assistais, malheureuse et impuissante, à la transformation de notre couple en famille.
La narratrice est une prof d’anglais traductrice, amoureuse de l’amour (la faute à ses lectures) et surtout de celui qui partage sa vie et la fascine. Même après 15 ans d’histoire, elle vit toujours dans la même atmosphère fébrile et passionnée des débuts. La routine l’angoisse, c’est une Ariane de Belle du Seigneur, une précieuse control freak à l’affût de la moindre faute de goût, défaut de lumière pouvant menacer sa parade, sur-interprétant chaque terme employé par l’aimé, méprisant la vie domestique et familiale, repoussant le trivial et le contingent dans un tourment qui appartient exclusivement à l’amour dans ses commencements.. Elle le sait : elle est « une amoureuse » et ne parvient à se faire à l’idée d’être désormais perçue comme une mère par l’homme qui partage sa vie. Pourtant, elle s’émeut de certains détails du quotidien, malgré sa pesanteur :
Cette cuisine pleine à craquer fait battre mon cœur.
Chaque jour est rythmé par un compte à rebours : celui du mari le retour. Toute sa journée à elle tourne autour de ces quelques minutes d’impatience absolue qui en disent long sur sa dépendance affective.
La portière claque, la boîte aux lettres s’ouvre, la clef tourne dans la serrure : il est 19h30, mon rythme cardiaque grimpe, je m’anime à nouveau. La vie reprend.
Le personnage, que ses obsessions délirantes rendent drôle et attachant, est capable de se rendre malade pour un choix de plat au restaurant (qui la fait douter de sa connaissance de son mari), une comparaison fruitée qui lui déplaît (son mari qui la rapproche d’une clémentine) ou un baiser trop rapide pour être honnête. Au bord de la crise de larmes et de nerfs en permanence, de stratégie en piège tendu pour rien, la moindre goutte d’eau peut faire déborder le vase de cette folle amoureuse. Maud Ventura dit bien cette « inquiétante étrangeté » qui s’installe dès qu’on commence à verser dans la paranoïa amoureuse. Les enfants sont à peine mentionnés, ne sont que cette présence muette et sage, ce duo qui monte ensemble l’escalier mais qui n’intervient jamais dans l’histoire. Comme si la mère leur refusait l’existence.
La narratrice, qui a « toujours vu les jours en couleur », est un personnage irrationnel et décalé, l’une de celles qui donnent leurs lettres de noblesse à cette « hystérie » dont on caractérise si souvent la gent féminine (à juste titre). « Les meilleures explications sont les plus rationnelles » affirme-t-elle par exemple, après avoir rapproché la longueur d’ondes du spectre chromatique du vert (sa couleur porte-bonheur) et son département de naissance.
J’ai toujours eu si peur qu’il me trouve inintéressante.
La question du complexe de classe est également soulevée : elle n’appartient pas au même milieu que son mari et a dû travailler sur elle-même pour gommer toute trace de sa modeste ascendance, grâce aux manuels de Nadine de Rothschild. Celle qui se rêve mystérieuse « froide et distante » se sait pourtant « une femme facile d’accès » et nous aurons quelques preuves manifestes de ce paradoxe parmi tant d’autres. Pour cette femme à la passion éperdue, le mari demeure incompréhensible, malgré les années qui défilent.
Il ne me déshabille pas, il ne l’a jamais fait (…) je n’ai jamais compris son désir.
J’ai également beaucoup apprécié les échos littéraires qui parsèment le texte (« L’amant » de Duras est un fil rouge, « Phèdre » de Racine aussi), la présence de carnets en nombre, ainsi que des lignes musicales, le personnage s’amusant à des exercices de traduction sentimentale de l’anglais au français (« sweep me off my feet »).
Maud Ventura s’aventure sur les terres sauvages de l’idéal amoureux féminin occidental hérité de Platon (trouver sa moitié, l’Homme constituant l’alpha et l’oméga de son épanouissement) autant qu’elle s’attaque à l’éternelle scission entre les différents rôles féminins, ce balancier permanent entre maternité et sexualité, entre domestique et sensuel, avec une finesse acidulée, un humour ravageur et un sens de la formule cocasse absolument délicieux.
Extraits choisis de ce régal de roman :
Mon mari me surnomme depuis des années ma douce quand je me rêve en femme fatale.
C’est ainsi que je suis devenue l’une de ces femmes aux collants jamais filés, et que j’ai appris à assortir mon apparence avec la maison bourgeoise que mon mari et moi avons achetée.
Mon mari marque le début de ma vie digne d’être archivée.
Sa naïveté m’est insupportable. Mon mari est tellement certain de mon amour que même ma bague posée en évidence sur le meuble de l’entrée ne lui est pas apparue comme une menace. Mais dans quel monde vit-il ?