Nocturne de Gibraltar (2023) – Gennaro Serio

Le grand nulle part

« Il se peut que tout ça soit n’importe quoi, querida », écrit à un moment donné le détective à sa sœur médecin légiste (et passionnée de littérature), Soledad.
Il ne croit pas si bien dire !

En effet, « Nocturne de Gibraltar », c’est un peu n’importe quoi et on n’y comprend pas grand chose. J’ai d’ailleurs eu le même sentiment en traversant (difficilement) ce roman qu’en tentant de lire « Ulysse » de James Joyce : l’impression d’être complètement paumée, de ne pas comprendre ce qui se passe, l’enchaînement des événements, les références et qui parle à chaque chapitre.

Gennaro Serio a manifestement pris un malin plaisir à semer son lecteur à travers un vrai-faux jeu de piste. Ce qui semblait au départ être une enquête policière (je me réjouissais) se perd en vérité en dizaines de digressions, saute d’un narrateur à l’autre (sans qu’on en soit vraiment certain), d’un pays, d’une intrigue à une autre, sans jamais crier gare. Une gageure pour le lecteur qui essaie un tant soit peu de suivre ce qui se passe.

Je veux bien qu’on soit impressionné par l’exercice de style « funambule » du transalpin et cette tentative de mélanger les genres (le roman, le polar, le théâtre, la poésie, l’épistolaire) mais l’ensemble me paraît par trop confus et indigeste pour me séduire pleinement. Je reconnais que ce texte est inventif et original dans son approche, pourrait constituer une sorte d’hommage (iconoclaste) aux maîtres de la littérature, mais on ne peut pas non plus tout sacrifier- l’intrigue, la logique, la narration- à la singularité.

J’ai bien saisi que l’auteur se plaçait sous le patronage de James Joyce (il y a même un passage qui imite la logorrhée de Molly Bloom, en transformant les « oui » en « non », p. 176/77) et d’une myriade d’auteurs auxquels il tente (souvent au forceps) de faire une place dans ses pages. Les premières pages en italique sont proprement incompréhensibles, je n’y ai vu qu’une diatribe acide tirant à la sulfateuse sur tous les détectives célèbres, avec une aversion particulière pour les belges Poirot et Simenon (l’auteur- ou son personnage- ne semble pas particulièrement porter les francophones dans son cœur, soit dit en passant !).

Le roman prétend porter sur les suites de l’assassinat d’un journaliste mexicain par le romancier espagnol Vila-Matas (qui postface le texte). Un détective se lance sur les traces de ce dernier, avec l’aide de sa sœur légiste, mais très vite, l’intrigue se noie dans des chapitres qui n’ont aucun rapport (en tous cas pour moi), le détective disparaît, c’est sa sœur qui reprend l’enquête et devient la narratrice (sous le nom de Cellarius)…

On finit par retrouver le détective qui se perd souvent dans ses pensées, et nous ne pouvons que le suivre, hébétés, des Pays-Bas en Allemagne, puis en Hongrie et enfin à Marseille. Beaucoup trop de passages sur les avaries de transports (surtout train & bateau), la course-poursuite (de qui, par qui, on finit par ne plus savoir) devient pénible, poussive et ennuyeuse.

Les vivants et les morts marchent main dans la main les uns à côté des autres sans qu’il soit possible de les distinguer.

On trouvera, entre deux digressions imbitables, un incompréhensible championnat de détectives littéraires, un faux roman perdu d’Agatha Christie (peut-être le chapitre que j’ai préféré), des couples exclusivement gay (la sœur et sa copine Nadja, Poirot et Hastings), un passage à l’académie Nobel, des échos aux surréalistes (Breton /Nadja, Tristan Tzara), à Claude Simon (un chapitre s’appelle « La route des Flandres »), des trucs rigolos comme un certain M. Biro (« stylo » en italien), un imperméable bleu comme fil rouge (qui m’a fait penser à la chanson « Famous blue raincoat » de Leonard Cohen)… Autant de jalons (si l’on peut dire) qui rythment cette étrange jeu du chat et de la souris, où personne n’est finalement celui que l’on croit et où je(ux) est systématiquement un autre.

On sent que l’auteur (né en 1989) avait envie de mettre ses pas dans ceux, aussi, de Carlo Emilio Gadda (il est d’ailleurs question d’Ingravallo) en livrant une prose fantaisiste, nébuleuse, complexe, ludique et foutraque (qui oublie parfois les majuscules ou colletouslesmotsentreeuxsurplusieursparagraphes) qui m’a laissée sceptique, m’a parue artificielle voire un peu prétentieuse. J’ai en revanche beaucoup aimé la beauté de l’objet-livre en lui-même, très élégant soigné par les éditions L’Orma, avec sa phrase liminaire en italien qui court sur toute la couverture. Je salue également le travail admirable de la traductrice, Maïa Rosenberger, d’une grande qualité littéraire.

Le monde ne mérite pas d’être retenu par l’encre.

Vaste réflexion métatextuelle (tendance nihiliste) sur la création, « Nocturne de Gibraltar » est un casse-tête littéraire, un vrai-faux roman policier truffé de fantômes et de chausse-trappes qui m’a, hélas! plus ennuyée que passionnée, et qui semble lui-même s’égarer dans son propre labyrinthe de références et ses sibyllins dédales. Au risque d’oublier son lecteur ?

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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