Elle s’appelait Anima
Pourtant une inconditionnelle de Guillaume Sire, dont j’ai adoré les trois derniers romans (ici, ici et ici), que je tiens pour l’une des plus belles voix littéraires actuelles, j’ai été bien peu touchée par ce récit présenté comme une grande « histoire d’amour impossible ». Pire, j’ai même été passablement agacée par ce dernier roman au titre néanmoins somptueux (piqué à Benjamin Fondane), « les grandes patries étranges » (les juifs étant apatrides, cela offre immédiatement une résonance historiques au texte).
Agacée par les personnages que je n’ai pas trouvés attachants (sauf Thérèse), par l’invraisemblance des situations, par le détour systématique par la victime forcément juive – c’est trop. Quelque chose n’est pas passé, ne s’est pas passé entre ce texte (dont j’attendais beaucoup) et moi.
L’auteur toulousain (et dieu sait que la ville rose va compter dans ce texte) nous campe les Portedor : une veuve de guerre, Thérèse, et son fils écorché vif/voyant/magnétiseur, Joseph. La première partie m’a plu, j’ai trouvé un zeste du Japrisot d’un « long dimanche de fiançailles », avec ce facteur et sa fatale missive, avec ce garçonnet singulier, avec ces magnifiques descriptions du Toulouse d’alors. Les personnages de Guillaume Sire portent ici des prénoms bibliques (feu le père s’appelait Emmanuel) ce qui donne à son histoire une profondeur, une dimension et une aura que j’apprécie beaucoup.
J’ai aimé aussi la manière dont Guillaume raconte cette étrange enfance de Joseph, son profil d’hypersensible ultra-sensoriel qui, d’un frôlement de main, devine maladies, grossesses, angoisses et carences. Qui peut même annoncer la mort imminente de quelqu’un. Quelque chose d’un rebouteux, d’un magnétiseur un peu médium, qui attire les « patients » du jeune homme en foule. Joseph « exerce » ses talents dans le bordel (irrévérencieusement appelé « la Chapelle ») où travaille sa mère et où il se lie avec toutes les filles (les séquences dans la maison close, ses misères et ses splendeurs, sont d’ailleurs parmi les plus réussies).
Ce personnage central, qui mange, lèche, palpe tout ce qui l’entoure, dont la relation au monde est exclusivement corporelle,
imprime sa marque aux 360 pages et fait de ce roman un texte « organique », fondé sur les sens, qu’on peut presque toucher, qu’on ressent physiquement. Plusieurs fois, j’ai été dégoûtée par la crudité des termes choisis, par le caractère gore de certaines séquences, qui m’ont parues cruellement gratuites. Morceau choisi :
Au fond d’une clairière, ils découvrent quatre marcassins déchiquetés par un chat. Le spectacle est affreux. Des vautours ont fini le travail. Les petits crânes décharnés s’ouvrent par le dessus.
Avec pour prétexte les horreurs guerrières, Guillaume Sire fait preuve d’un goût, d’une gourmandise un peu curieuse pour l’exploration littéraire des chairs suppliciées, des corps en souffrance, des viandes pourrissantes, des dévorations bestiales. Toutes choses qui m’ont révulsée à la lecture. À vrai dire, c’est surtout cet axe (le fouaillement organique, le battement physiologique des corps, la chaleur gluante des viscères) qui est la colonne vertébrale du récit, et non cette « histoire d’amour » vendue par la 4ème mais que je n’ai lue nulle part.
C’est au moment où Anima apparaît, la jeune voisine juive de Joseph (et pianiste virtuose, forcément) que j’ai commencé à me sentir irritée. Par cet inévitable chantage à l’émotion, par le tempérament détestable de cette enfant sadique (qui prend plaisir à humilier et insulter Joseph qui, en bon chrétien, tend systématiquement l’autre joue – insupportable) (elle traite sa mère de « putain », claironne qu’elle va « le faire souffrir »), par le caractère totalement désincarné, purement mental de cet attachement, là où le destin de Joseph, paradoxalement, passe, s’écrit par les corps. Le ressassement permanent, cette (fatigante) rengaine intérieure du médium (« Je t’aime, je t’aimerai toujours, je te protégerai… ») comme un mantra qu’il dirait pour se convaincre lui-même de cet « amour » ne m’a pas émue un seul instant. Je n’y ai pas cru du tout.
Il se persuada qu’en jouant, elle lui adressait un message. (…) Joseph était amoureux, comme dans les livres.
Son entêtement dans cet « amour » unilatéral confine au déni de réalité, à la folie en vérité. On pourrait faire une lecture psychanalytique de cette passion verbale, en l’interprétant comme une façon de « tuer la mère » (Thérèse qui ne cache pas son antisémitisme) pour le fils qui, adolescent rebelle, veut prendre le contrepied de son éducation et aller justement vers l’interdit.
– Parce qu’on n’adresse pas la parole à ce genre de gens
– Mais, maman, pourquoi ?
– Elle fera comme si elle était ton amie, puis lorsque tu ne te méfieras plus, elle te tuera.
– Comment le sais-tu ?
– Tous les juifs font ça.
J’ai bien davantage cru à l’affection amoureuse qui lie Joseph à la prostituée Ninon, qu’à son amour pour Anima. Même si je n’ai pas vraiment compris leur relation (à la fin, Ninon le soigne comme une infirmière, pourtant, le narrateur écrit qu’elle « le hait »). Même si certaines images d’odeurs de la fille de joie m’ont rebutée, écœurée :
Elle sent comme l’eau des fleurs quand le bouquet a trempé des semaines.
Dans ce roman historique international, nous allons suivre Joseph à Toulouse donc, à Coblence en Allemagne, puis à Paris au Lutetia, hôtel transformé en centre d’accueil des rescapés des camps nazis. Joseph cherche Anima, dont il se persuade être amoureux fou comme un « chevalier » courtois (amour purement livresque), mais celle-ci a épousé un SS (!!) avec qui elle a deux fils et n’a que faire de ce petit Français qu’elle a toujours maltraité et qu’elle voit uniquement comme le fantôme de son frère décédé. Qu’elle ne songe qu’à utiliser à son bon profit, à qui elle ordonne de « tuer » celui qu’elle aura choisi.
Qui peut libérer un esclave quand celui-ci est consentant?
Je pense que ce qui m’a le plus énervée, c’est justement l’attitude de chien battu de Joseph, sa soumission à cette gamine cruelle et sans intérêt (si ce n’est se servir de lui). La fin est particulièrement abracadabrantesque, avec l’arrivée du père ex-SS et ses deux fils, recueillis par la pauvre Thérèse. Pour moi : du grand n’importe quoi.
Cependant, fidèle à sa réputation, Guillaume Sire sait écrire. Il sait construire son histoire, bâtir des rebondissements, possède une plume, un style et des images qui n’appartiennent qu’à lui et qui le singularisent dans le paysage littéraire français. Ses descriptions architecturales, d’une précision lexicale d’orfèvre, sa connaissance fine et intime de Toulouse, m’ont parues admirables, par exemple. La ville est ici un personnage à part entière, le récit est toujours précisément ancré, enraciné dans la géographie locale. Il a également le goût du lexique rare, aime à employer des mots savants, à doses (heureusement) homéopathiques : « scramasaxe » (arme du monde mérovingien), « bréhaigne » (stérile), « piézoélectrique » (propriété de certains matériaux de se polariser électriquement sous l’effet d’une contrainte mécanique)…
Je comprends mieux l’exergue de Ponge, après avoir atteint à la dernière page:
« Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses… »
Voilà donc tout l’objet de ce roman étrange (comme son titre) sensoriel, organique et dérangeant, qui ne nous épargne aucun détail purulent, aucune considération peu ragoûtante, visqueuse, viscérale. On ne sait pas bien où a voulu en venir le pourtant talentueux Guillaume Sire, qui semble s’être un peu perdu dans son (pseudo) amour impossible auquel aucun lecteur attentif et sincère ne pourra vraiment adhérer.
Conclusion: rendez-vous manqué, à la prochaine, j’espère !