Notre coeur (1890) – Guy de Maupassant

M’as-tu aimé(e), même quelques heures ?

André aime Michèle. Michèle l’apprécie beaucoup, le chérit tendrement, mais Michèle le voit comme un ami. André se consume de désir et d’amour fous pour cette belle coquette qui fait tourner toutes les têtes, mais déjoue tous les attachements et rend (au grand désespoir de tous les hommes) sa conquête impossible.

Tous avaient essayé de la séduire ; aucun, disait-on, n’avait réussi. Ils le confessaient, se l’avouaient entre eux avec surprise, car les hommes n’admettent guère, peut-être avec raison, la vertu des femmes indépendantes.

Pourtant, Michèle voudrait être conquise, être emportée dans ce tourbillon vertigineux qu’elle lit dans tous les yeux. Mais le feu ne prend pas, ne prend jamais. Un cœur aux abonnés absent, un cœur impuissant à aimer, qui confessera l’aridité de sa tendresse et [sa] paralysie d’expansion.

Et c’est de ce cœur qu’il est – merveilleusement – question dans ce roman somptueux (et pourtant si injustement méconnu), dont j’ai souligné 1001 passages tant il m’a conquise, parlé, éblouie, tant je n’ai jamais rencontré de si fine et précise analyse des méandres du sentiment amoureux.

Eblouie, déjà, par la langue employée, étincelante, ciselée, prenant mille détours qui vous enveloppent, toujours métaphorique, colorée, onirique : en un mot comme en cent, une splendeur. Le lecteur déambule dans les salons mondains de Paris, où se croisent artistes et aristocrates, rhéteurs de la séduction et femmes du monde à éventails.

Maupassant nous fait également passer du Mont Saint Michel (grâce à lui, j’ai d’ailleurs enfin compris de quelle « Merveille » parlait Terrence Malick dans son avant-dernier film) à la verdoyante campagne de Fontainebleau, des appartements haussmanniens aux plus ravissantes demeures champêtres.

L’auteur décrit les stratégies inutiles, les espoirs déçus, les élans lyriques, la jalousie féroce, la distance subie et l’impossible résignation d’un cœur épris. Il dit comme personne la douleur, le sentiment d’injustice et le désespoir qui assiège l’âme amoureuse non payée de retour.

Il porte une charge violente contre l’inconstance et l’égotisme des femmes, si promptes à séduire, à enjôler, à délivrer des espérances trompeuses dans le seul but de caresser leur narcissisme. Revanche sur la gent masculine ou incapacité réelle à aimer ? A chacun de se faire son idée.

Il demeure que ce petit roman nous livre des vérités universelles d’une grande force sur l’amour et, plus globalement, sur la complexité des sentiments. Un passage m’a particulièrement fait réfléchir, qui serait sans doute aujourd’hui qualifié de violemment misogyne mais qui, pourtant, selon moi, secrète une certaine dose de vrai :

Nous [les femmes] regardons tout à travers le sentiment. Je ne dis pas à travers l’amour – non – à travers le sentiment, qui a toutes sortes de formes, de manifestations, de nuances. Le sentiment est quelque chose qui nous appartient, que vous ne comprenez pas bien, vous autres [les hommes], car il vous obscurcit, alors qu’il nous éclaire. […] Nous sommes intuitives et illuminables, puis changeantes, impressionnables, modifiables par ce qui nous entoure. Si vous saviez combien je traverse d’états d’esprit qui font de moi des femmes si différentes, selon le temps, ma santé, ce que j’ai lu, ce qu’on m’a dit. Il y a vraiment des jours où j’ai l’âme d’une excellente mère de famille, sans enfants, et d’autres où j’ai presque celle d’une cocotte… sans amants.

Cette femme est une gamine perverse, à l’adresse féline, qui se nourrit de l’admiration de tous, des hommages, des agenouillements, de cet encensement de tendresse, des aveux des hommes vaincus par elle, et met ensuite tout en place pour conserver autour d’elle tous ceux qu’elle a captivés.

André, fort de sa tendresse inconditionnelle, frappera en vain à ce cœur sourd, qui ne lui rendra jamais son amour. Il est question de mélancolie, de déception, de cette vie qui, bien souvent, ne se plie pas à nos désirs et contre laquelle on entre en lutte, en résistance.

C’est un livre sur l’impossible renoncement du désir d’amour, sur ses terrifiantes tortures et obsessions qui nous jettent à terre en pleurant. Mais Maupassant dit aussi magnifiquement la complaisance du sentiment dans ses extases :

Il écrivit. […] il s’asseyait à sa table et s’exaltait en pensant à elle. A force d’écrire les mêmes choses, la même chose, son amour, il enfiévra son ardeur dans cette besogne de tendresse littéraire. Il cherchait tout le long des jours et trouvait pour elle ces expressions irrésistibles que l’émotion surexcitée fait jaillir du cerveau comme des étincelles. Il soufflait ainsi sur le feu de son propre cœur et l’allumait en incendie.

Qui n’a pas un jour, vécu ou rêvé, l’un de ces baisers aux yeux clos qui donnent l’étrange et double sensation du bonheur et du néant puis, après le départ de l’aimé, ressenti ce vide subit laissé en nous, après les étreintes, et la bizarre petite déchirure faite au cœur par la fuite des pas qui s’éloignent ? Je n’ai jamais rien lu d’aussi beau et d’aussi précis sur cette intolérable torture de la solitude, l’inapaisable soif des caresses enfuies et le supplice de savoir qu’Il est parti pour toujours.

Je pourrais citer des dizaines de passages à pleurer de ravissement qui ont fait bondir mon cœur, mais je préfère vous laisser la joie lumineuse de les recevoir vous-même : c’est un livre qui entre en dialogue avec votre intimité la plus sensible et la plus secrète.

Âmes sensibles, amoureuses ou non : lisez.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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