« RC4 Route du sang » (2023) – Claire Fourier

La route de l’impossible

C’est sur cette route que la France a perdu la guerre d’Indochine. (…) On a pu dire que l’empire colonial français a été perdu sur un mauvais chemin de pierres à la frontière sino-tonikinoise.

En choisissant de traiter un épisode précis de cette guerre coloniale qui opposa troupes françaises aux « Tuniques noires » du Viêt Minh, Claire Fourier s’éloigne de ses thématiques habituelles ce qui m’a, au départ, un peu déconcertée (surtout quand on connaît mon adoration de son texte précédent).

Peu amatrice ni connaisseuse des événements guerriers et de leurs méandres, je dois avouer que la première moitié de ce texte, grandement consacré au contexte historique (avec force dates, lieux, personnages, événements..) m’a plutôt laissée de côté. Il faut avouer que je n’ai jamais lu Malraux ni aucun écrivain traitant de la guerre. C’est bien simple, ne connaissant rien à cet épisode indochinois (sauf la date de 1954), j’étais plutôt perdue et je dois confesser un certain ennui, hélas, contre lequel même le merveilleux style de Claire ne put rien.

Je retiens néanmoins ces formules :

La France a dit ‘libertés’ (tu do), le Viêt Minh a dit ‘indépendance » (doc lap) (…) Montaigu et Capulet mènent une guerre de voisinage. La guerre d’Indochine est une redoutable affaire de famille.

La romancière m’a « rattrapée » lorsqu’elle s’attaque à l’embuscade la plus meurtrière de la Route Coloniale 4 (RC4 du titre), une zone particulièrement dangereuse, entourée de jungle, truffée de rebelles armés jusqu’aux dents et de ravins verigineux. Un lieu qui appelle « une orgie de verdure et de sang. » Un chemin plein de risques extrêmes qu’un convoi de dizaines de camions de ravitaillement et ambulances doit absolument traverser pour rejoindre un poste-clé. Les descriptions de Claire m’ont rappelé cette émission qui nous conduit sur d’effroyables « routes impossibles », à bord de camions bringuebalants sur des routes boueuses à flanc de falaise.

Le récit millimétré de la funeste journée du 28 février 1948 est mené avec une maestria et un sens du suspense remarquables. Claire Fourier s’attarde à nous décrire la progression haletante du convoi, le paysage menaçant alentour, les moindres mouvements dans les broussailles… Tout comme les gens à bord, l’angoisse du lecteur chemine, elle aussi, « crescendo »… Jusqu’à la « grêle de feu » et la route qui rougit du sang versé.

Une histoire vraie et une aventure sublime

Claire campe un humble (et vrai) héros en la personne d’un militaire (qui avait alors une vingtaine d’années), Francis Dubreuil, qu’elle a personnellement rencontré et dont l’histoire l’a touchée, qui mêle expérience soldatesque et rencontre amoureuse. Éros et Thanatos – d’ailleurs tout l’objet du texte. Tension entre pulsion de vie et danger de mort : une situation constante pour les parties prenantes de ce conflit sanglant qui coûta, de part et d’autre, bien trop d’existences.

Lang Song, Cao Bang.
Deux noms comme deux gongs qui cognent, qui sonnent de leur histoire.

La grandeur de ce texte et sa beauté, c’est à sa hauteur de regard qu’on les doit et à la qualité de la plume, toujours sensible, sage et sensuelle, de Claire Fourier. J’ai particulièrement aimé qu’elle émaille son propos de préceptes de Sun Tzu, père de L’art de la guerre, ouvrage culte et de référence. J’ai également apprécié que le propos ne verse ni dans le pathos ni dans le jugement mais qu’il soulève au contraire l’héroïsme qui fut celui de ces hommes et ces femmes, « chair à pacification », engagés corps et âme dans cette expédition terrifiante qui pouvait leur coûter la vie à chaque instant. Le lecteur de 2023 ne saurait vraiment mesurer ces valeurs, et à quel point « la passion et la force sont contagieuses » :

Sur la RC4, des chevaliers luttent avec des manants. Pour la beauté du geste.

Le journal de bord que tient Francis, ses réflexions sur la guerre, l’amour, la vie et la mort sont également d’une belle profondeur existentielle – elles touchent en plein cœur.

Le frôlement de la mort provoque une décharge de vie. On ne se sent jamais aussi vivant qu’à la frôler. (…) Seule la guerre provoque le bond gigantesque qui permet à l’homme de dépasser sa condition de subordonné. » Il ajoute : « L’amour aussi. »

Et d’amour, il sera question après sa rencontre avec Lily, l’infirmière qui verra mourir son promis sur la RC4 et que Francis retrouvera dans de surprenantes conditions. L’occasion ensuite pour Claire de renouer avec sa sphère de prédilection : la sensualité, l’émotion amoureuse, l’union charnelle qui fait toucher le ciel du doigt. Les corps encore vivants qui s’étreignent, après être passés si près de la mort : voilà une matière merveilleuse que Claire Fourier sait manipuler et exprimer avec une force et un lyrisme inouïs.

Pour conclure, un document riche et remarquable (quel travail !) sur un épisode méconnu de la guerre d’Indochine, restitué avec grâce et puissance par une romancière de grand talent… Mais qui n’excelle jamais tant qu’à l’instant de parler, entre chair et ciel, d’amour, de pulsation, d’épiderme, puisque, quoi qu’il arrive, malgré les désastres et la mort, comme le dit Francis :

L’avantage reste à la vie.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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