Rien (2013) – Emmanuel Venet

Érosion de l’Éros

Dans ce court récit – 120 pages – Emmanuel Venet nous livre dans un style grandiose au lexique virtuose, une réflexion étincelante de vérité sur le couple et sa durée, sur l’amour que l’on se promet éternel et sur la manière dont chacun tisse sa destinée, au gré des rencontres, des hasards et des regrets.

La situation initiale est simple : un couple se retrouve au Negresco pour célébrer la double décennie de son union. Ce choix niçois ne doit rien au hasard puisque le narrateur, un universitaire, l’a décidé en hommage à la marotte de ses recherches : Jean-Germain Gaucher, un étrange compositeur oublié qui, dans ces mêmes lieux, fêta au début du siècle ses retrouvailles avec sa maîtresse adorée.

Installés à une bonne table, ils auront levé leur coupe de champagne en l’honneur de leur amour retrouvé et des quarante cinq années qu’il avait vécues depuis sa naissance. Et sans doute aura-t-il fugitivement pensé au tressage de joies et de douleurs formant l’étoffe de cette durée.

A quoi penses-tu ? est la tout première phrase de ce roman et elle résume bien la digression de la rêverie dans laquelle plonge le narrateur, qui cherche notamment à comprendre les sibyllins choix artistiques de son cher Jean-Germain Gaucher :

Le mystère d’une œuvre où les pochades, les chansonnettes et les parodies les plus consternantes voisinent avec un ballet original, deux opérettes de bonne facture, un quintette inachevé et, surtout, un poème symphonique d’une beauté à couper le souffle, trésor surgi d’on ne sait où et aujourd’hui encore tenu pour négligeable. Jean-Germain Gaucher pouvait-il s’expliquer cette disparité dans sa création, et supporter d’avoir produit tant de médiocrité en se devinant l’étoffe d’un Gabriel Fauré ou d’un Richard Strauss ?

Le charme puissant de ce livre, et ce qui fonde sa singularité, c’est ce formidable entrelacement de drôlerie (il faut lire les descriptions hilarantes de l’auteur quand il s’attaque à la Pagode enchantée, bouge interlope à l’exotisme de pacotille, haut lieu de débauche musicale et sensorielle où Jean-Germain Gaucher galvaudera trop longuement son talent), qui voisine avec le lyrisme le plus délié, l’expression sentimentale la plus vibrante.

Le menu [de la Pagode enchantée] propose du bœuf bourguignon rebaptisé ragoût indochinois, de la blanquette de veau qu’un copeau de gingembre permet de prétendre thaïlandaise et du pâté impérial ressemblant à s’y méprendre à la tête de veau de la boucherie de la rue Lepic.

Le narrateur nous raconte donc le destin tragi-comique de ce musicien velléitaire et peu ambitieux qui nourrira toute sa vie de vains espoirs de gloire et de notoriété et dont l’existence s’achèvera de la plus cocasse et pathétique des manières. Les errements de ce personnage sont l’occasion pour la voix qui les raconte de s’interroger sur ses propres désirs, et surtout sur ses choix amoureux.

Outre l’art difficile de l’étreinte, il apprend celui, plus difficile encore, du bonheur partagé, et les techniques de survie quand une rupture lui arrache du cœur un harpon. Il connaîtra aussi l’ennui à deux, les pannes de conversation qu’on colmate par des caresses, la dissymétrie des sentiments, les trappes qu’ouvre sous ses pieds la roublardise des allumeuses. (…) Il sera lui-même l’enjeu de rixes ou de paris entre des admiratrices, situation qui fera naître en lui l’inquiète fierté d’être pris pou un godemiché vivant et l’envie peu glorieuse d’en profiter. Mais surtout, il se demandera comme chacun d’où vient et où va cette énigmatique volonté de savoir ce qui se cache dans le cœur et la lingerie des femmes, qu’aucune expérience ne saurait étancher et dont aucun raisonnement ne délivre.

Étonnant roman dont la musique nous parvient à la simple lecture de certaines phrases (et elles ne manquent guère!) idéalement tournées. La preuve par l’exemple :

C’est ainsi que se tricoterait l’étreinte un peu ennuyeuse, puis un peu agréable, et pour finir simplement jouissive, qui nous laisse abreuvés et rêveurs sous le poudroiement des poussières. Les faits ne lui donnent pour toute réponse qu’un droit dérisoire sur un corps déserté, le pouvoir d’y ressusciter des nostalgies dont il ignore tout, et les certitudes fallacieuses qui s’y écrivent à l’encre sympathique. Au-delà de ces connivences d’anciens amants, le désir les submerge avec une violence à laquelle ils ne s’attendaient pas, comme si le ciel ordonnait leur rapprochement. Bien qu’ils ne se soient pas vus depuis leur piteuse rupture, huit ans auparavant, leur passion les aurait attendus sur une scène secrète pour tout à coup renaître et conjoindre leurs deux errances dans le sillon d’une rassurante prédestination.

Emmanuel Venet a un talent très sûr pour l’antéposition parfaite des adjectifs les mieux choisis : un sourire gorgé de capiteuses promesses, la nostalgie des moelleux attraits, un ton de feinte mansuétude, le sexe est une fastidieuse corvée au long de laquelle s’étiole son originalité, un décolleté aux pigeonnantes splendeurs.. Tout est ainsi dans ce roman à la plume somptueuse, d’une sensualité déchirante.

Et ce seraient les folles étreintes, le champagne bu entre les seins de Marthe, l’entrecroisement du monologue de l’un et du soliloque de l’autre, les questions que l’on se pose à soi seul sur la mémoire érotique des corps, l’énigme de la mort affleurant sous chaque spasme, et la montée d’amertume contre quoi le plaisir n’élève que la fragile digue de sa répétition.

Dans la dernière partie, Emmanuel Venet nous offre également une cinglante et acide diatribe contre les imbécillités de la société actuelle, dans un discours réac particulièrement bien assumé et criant de justesse. Il en profite également pour exprimer avec humour l’écueil du quotidien contre lequel se brisent bien souvent les idéaux créatifs :

Jean-Germain Gaucher se leurre lorsqu’il regrette de n’avoir pas appris la muflerie plutôt que le violon : c’est les deux en même temps qu’il faut maîtriser pour devenir un grand musicien. Quant à moi, marchant sur ses traces, j’ai capitulé sans en avoir conscience la première fois que j’ai accepté de descendre une poubelle ou de donner un biberon. On peut imaginer de grands créateurs dans des situations fâcheuses ou bizarres, Mozart à moitié saoul dans une taverne, Proust au bordel et le pantalon tire-bouchonnant sur les chevilles ou encore René Char au match de boxe, mais tous seraient restés anonymes si, transigeant avec les contingences ordinaires, ils avaient par ailleurs supporté de récurer des éviers ou de langer des nourrissons. Je comprends aujourd’hui l’erreur que j’ai commise en abdiquant mes prétentions d’artiste par peur de perdre Agnès.

Emmanuel Venet tacle au passage avec brio le cénacle des pseudo-intellectuels et de la classe dominante – des mots qui nous évoqueront bien des personnalités en vue..

Les représentants de cette engeance naissent vieux, avec dans leur génome une prédisposition à intégrer une grande école pour y séduire les enseignants qui se reconnaissent dans leur brillant psittacisme, en sortir clonés, et à leur tour se dupliquer dans de jeunes vieillards qui reproduiront les conventions d’une classe rodée au code des bonnes manières et à la pétrification des savoirs, mais totalement inapte à la fantaisie, à l’originalité et à l’égarement.

Il ressort de ce texte un mélange de mélancolie rieuse (les passages sur Daniel Worms sont exceptionnels de drôlerie), de sensualité exaltée (omniprésente) et de romantisme courtois (récurrent) que j’ai rarement lu exprimés avec autant de verve, de légèreté et d’intensité en même temps.

Comment lui faire entendre que, depuis mon mariage, il m’est arrivé dix fois de m’éprendre d’une Rosemonde, pour deux heures ou pour deux mois, et que chacune de ces foucades m’a ouvert à la monotone diversité de l’imperfection amoureuse ? Chaque fois j’avais espéré la révolution dans mes repères érotiques et sentimentaux, et chaque fois j’avais fui en découvrant que ma nouvelle amante me promettait au mieux le purgatoire d’une relation bien tempérée, au pire un enfer brasillant que la passion naissante ne manquerait pas d’attiser dangereusement ? Autant revenir à un ordre domestique certes opprimant mais balisé.

Le narrateur n’hésite pas à creuser la question de la pérennité du couple dans le temps, qui érode tout, surtout le désir. Et de se voir dessillé de ses illusions :

De sorte que la confluence de nos sensualités, après avoir semblé nous prédestiner l’un à l’autre, nous sera apparue comme le fruit d’une simple illusion sensorielle : mirage qu’on retrouve sans doute à l’origine de toutes les liaisons qui durent plus d’une nuit et dont on préfère en général ne pas trop examiner ce qu’elles doivent au hasard et à la physiologie pelvienne.

Un pur diamant littéraire à lire toutes affaires cessantes.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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