Schizogrammes (2022) – Emmanuel Venet

Les illuminations de Marcel

C’est un bien délicieux petit recueil (édité dans la belle maison d’édition La Fosse aux ours) que nous offre Emmanuel Venet avec ses « Schizogrammes », mot inventé par l’auteur, psychiatre lyonnais durant plusieurs décennies à l’hôpital du Vinatier.

Délicieux car il s’agit pour l’auteur de revenir sur certaines anecdotes marquantes, drôles, cocasses, émouvantes qui ont toutes pour dénominateur commun d’avoir été « l’œuvre » de malades schizophrènes. L’occasion aussi de battre en brèche l’idée reçue selon laquelle les schizophrènes sont des malades dangereux. Ces derniers sont ici rassemblés sous le prénom Marcel, avec sa déclinaison féminine : ainsi de ces personnages doux-dingues qui font face au praticien un peu sidéré par les circonvolutions de ce bazar mental, lui qui voudrait ne pas s’en tenir au « graissage-vidangeage des synapses » du patient. Un patient dont les répliques semblent parfois avoir été écrites par Jarry ou Ionesco.

Les schizophrènes sont des poètes et des penseurs délicatement farfelus.

C’est tout une maïeutique qui s’installe entre les deux parties prenantes, pour le plus grand plaisir du lecteur qui rit bien souvent des remarques, excès et fulgurances des malades, poètes et philosophes malgré eux. L’un s’est acheté un petit et un grand agenda pour les « petits » et les « grands » rendez-vous (et note ostensiblement son rendez-vous avec le psychiatre dans son petit carnet), l’autre se fait graver « Dieu » sur une gourmette en argent, un autre affirme que les murs lui parlent, quand un autre Marcel confie au praticien « Si je vous dis à quoi je pense, vous allez me prendre pour un fou ».

Ce qui est très agréable aussi, c’est le regard de l’auteur et médecin, son ironie et son humour omniprésents (« Magnanime, il précise qu’il ne me tient pas rigueur de mon incompétence »), l’absence totale de jugement de la part d’Emmanuel Venet, de tout voyeurisme et évidemment de toute raillerie. Le psychiatre se place même volontiers dans la position de celui qui ne sait rien, du béotien marchant sur des œufs, du curieux à l’approche d’un territoire inconnu – j’ai beaucoup aimé cette attitude pleine d’empathie et de tendresse, de part et d’autre, et encore plus quand le médecin entre un peu « dans le jeu » du schizophrène pour tenter de saisir le cheminement de sa pensée emmêlée.

A bien des égards, l’émotion à la fois rieuse et déchirante qui m’a saisie durant cette lecture m’a rappelé une autre découverte poignante, celle du livre collectif de Marc Lavoine aux côtés du groupe d’autistes, « Toi et moi on s’appelle par nos prénoms ». On ressent chez Emmanuel Venet la même curiosité émue, le même attrait pour les mystères de l’esprit humain : il confie d’ailleurs au tout début du recueil qu’il doit à ses patients « des leçons de vie » et leur témoigne sa « reconnaissance ».

Mon histoire est assez étrange. Elle est très différente couchée que debout. J’ai dans la tête un bruit de chariot opératoire lancé à vive allure dans des couloirs sans fin (…) j’ai des hallucinations qui me persécutent en permanence. J’ai un malhêtre quasi permanent

Comme on le ferait avec de petits enfants (dont on sait qu’ils ne s’embarrassent jamais de conventions sociales et d’hypocrisie), l’interlocuteur des schizophrènes comme des autistes est tenté de les interroger, de les pousser un peu dans leurs retranchements pour comprendre leur « logique » tout personnelle, écouter leurs trouvailles sur la vie, cette « représentation labyrinthique du monde » – le caractère à la fois poétique et fou de leur étrange regard sur les événements. L’individu « normal » reste toujours fasciné par ceux qui sont débarrassés de tout surmoi, de toutes les constructions apprises pour vivre en société – autant d’écrans d’egos dont ne s’embarrassent plus les patients de l’hôpital du Vinatier. Des patients toujours imprévisibles, jamais là où on pourrait les attendre et capables de tout et n’importe quoi (comme ingérer des piles, assurer l’hôpital de l’empilement de cercueils devant leur domicile, tenir un enfant dans le vide sous la menace d’un couteau…)

qu’on insiste et il pourrait jouer du bazooka, ou intenter un procès, ou faire des révélations dans la presse, ou encore jeter son réfrigérateur par la fenêtre, ça s’est vu.

Ce petit précipité d’humour, de poésie et d’humanité est également l’occasion pour Emmanuel Venet d’étriller au passage « l’enfer législatif » qui rend encore plus kafkaïens la prise en charge des malades et les soins en psychiatrie. Censées simplifier les process, les lois « propres à remettre de l’ordre dans les asiles et à réassurer l’électorat. » ne font en vérité qu’ajouter des difficultés inutiles à des situations déjà éminemment complexes. Le psychiatre en profite également pour moquer l’incompréhensible sabir lacanien qui avait encore cours dans les années 70.

Il y a tout à craindre d’une psychiatrie que le pouvoir politique obligerait à parler le sécuritaire, langage plus clair que le lacanien, mais qui insulte la complexité et la délicatesse de l’âme humaine.

L’insu que sait de la soignance a-graphe le sinthome dans un parlêtre sourd à la dictature du signifiant unaire…

Mais ce qui demeure de ce (trop) bref recueil c’est la drôlerie, et finalement ce flottement flou entre réalité et délire, la frontière assez ténue qui sépare les gens « normaux » des « illuminés » comme Marcel – ce qui ressort de ces quelques pages superbes, infusées d’une singulière poésie, c’est la bouleversante fragilité du psychisme humain et ses hallucinants courts-circuits. Il émane aussi de ces « Schizogrammes » une vitalité, une envie de dire et de vivre qui m’a énormément touchée et fait (paradoxalement) beaucoup de bien au moral.

Il y a des jours où ça va, et des jours où ça va bien (…) Quand on a des écarts de pensée et qu’on n’arrive plus à gravir les échelons de sa tête, on prend du Correctone et ça désinquiète.

Des gens qu’on a envie de prendre dans ses bras tant ils nous émeuvent, tant leurs mécanismes de défense face à l’insupportable, leurs euphémismes involontaires nous semblent finalement étonnamment familiers :

Comme je demande à Marcel si ses parents sont vivants, il me répond que oui mais précise que son père est mort et que sa mère est décédée.

Un vrai bijou (mais bien trop court).

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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