Se perdre (2001) – Annie Ernaux

L’année de l’amour

« J’ai toujours trop mis d’imagination, de déperdition de moi, plutôt, sur un homme. »

Je crois que seules les femmes comprendront pleinement ce texte.
Il ne faudrait pas même, peut-être, que les hommes en prennent connaissance, tant ces pages révèlent bien trop, sous une lumière trop crue, l’état de folie et dépossession dans lequel ils sont capables de nous plonger.

« Se perdre » est « ce roman de la vie qu’est une passion », soit le journal intime quotidien, journal de bord de l’amour qui lia Annie Ernaux, alors femme de lettres divorcée de 49 ans, à un diplomate russe marié de 35 ans, entre 1989 et 1990.

De simple liaison d’opportunité passagère à Leningrad, la relation se mue en dévorante passion qui va littéralement consumer l’écrivain et lui fournir la matière littéraire qui lui manquait. Elle sait par avance que son beau « S. » aux yeux verts devra rentrer en URSS quelques mois plus tard ; la relation est déjà marquée, dès sa naissance, par une borne temporelle, que la femme voit se rapprocher avec horreur à mesure que le temps passe.

Notons aussi que, dès l’entrée, l’auteur prévient que, des années après cette histoire, de passage en Russie, peu lui chaut si son ancien amant adoré est « mort ou vivant »… Phrase qui m’a choquée, puis fait réfléchir : ainsi les amours que l’on croit éternelles ne sont en vérité qu’éphémères ? On nous aurait menti ?
Je n’ose y croire sans frémir d’horreur.

Entrecoupé de rêves (pas toujours passionnants, seules longueurs pour moi) et de réminiscences anciennes (certains événements entrent pour elle en écho, comme une réplication) mais aussi de chansons, de remontées nostalgiques, de lectures, le texte de ce journal tourne tout entier autour de la question de l’attente.

Attente des coups de téléphone, attente des rendez-vous clandestins, attente de sa voiture, attente de ses pas sur le gravier, puis enfin tout oublier dans ses bras… (Annie note même parfois les positions choisies !) Nudité du désir et des corps, dénuement de la parole au diapason, dépouillée, style parfois télégraphique, compte-rendu minimal.

« Pas toute la nuit mais quelques heures », comme dirait Johnny… « Battements de secondes, minutes de plaisir et des heures encore à s’appartenir », répondrait Liane Foly.. Des chansons auxquelles je n’ai pas pu ne pas penser durant ma lecture.

« Toute ma vie aura été un effort pour m’arracher au désir de l’homme, c’est-à-dire au mien. »

Cet homme dans lequel elle s’oublie, s’abîme, se perd… Mais en vérité pour moi, se trouve, ou du moins, trouve des vérités sur le désir, la passion, le sentiment de dépossession, de haine de soi qui suit l’oubli de sa dignité, le lien qui existe entre passion, mort et écriture. Elle écrit d’ailleurs « J’écris à la place de l’amour », pour combler la distance que le réel impose, pour conjurer l’absence.

« Quel est le sens de tout cela, cette année d’amour fou. (…) Les baisers du départ, près de la porte, c’est la mort. »

Descendue « jusqu’au bout de la douleur et de l’illusion », Annie Ernaux écrit un texte qui est une forme de synthèse de l’amour au féminin, tel que le vivent la plupart des femmes (surtout les femmes littéraires, rêvant d’un grand amour romanesque). Quelque chose d’un peu bipolaire finalement, qui oscille entre la fièvre extrême (pulsion de vie) et l’abattement le plus complet (envie de mourir dès qu’ils se séparent et qu’elle est sans nouvelles de lui)… Et puis, un mot, un coup de fil suffit parfois à insuffler à nouveau l’envie et le désir, et c’est reparti pour un cycle attente-(brève) extase-souffrance.

« Je vis sans vivre (…) Tout me désespère », écrit-elle dans ses jours de tristesse noire qui ont certains accents raciniens, tragiques. Mais Annie Ernaux est rarement lyrique, sa plume est blanche et sobre, traversée parfois d’un cri de souffrance, mais ne s’étale jamais dans le verbe. Le journal qui permet aussi d’effectuer un (douloureux) retour sur soi, sur ses lamentations, ses espoirs déçus, ses jours vides à juste souhaiter dormir pour oublier le chagrin.

« La vision de cette année d’illusions, la sujétion dans laquelle j’ai vécu…
Hommes, écriture, le cercle infernal. »

Toute femme se reconnaîtra aisément quelque part : la furie d’interprétation de chaque geste, chaque mot de l’autre; les rêves lancinants ; la mise en beauté tout exprès pour lui seul ; la créativité sensuelle; l’envahissement des pensées; le désintérêt pour toute autre chose que l’homme aimé ; l’ardeur sexuelle ; « l’ivresse de peau » ; la peine infinie qui suit les départs, l’envie de mourir à l’idée de l’abandon, les questions en suspens, obsédantes, les folles hypothèses échafaudées toute la journée; l’envie d’apprendre la langue de l’autre (le russe, évidemment), la jalousie qui ronge les sangs…. Celle qui n’a pas vécu cela au moins une fois dans sa vie, et même si « c’est cher payé » il est vrai, manque quand même quelque chose. Quelque chose d’initiatique, de fascinant, qu’il faut avoir traversé dans sa vie terrestre.

« Quand je vais avoir la certitude, comment vais-je faire pour continuer à vivre ? »

Il n’est pas une page que je n’ai pas ardemment soulignée, qui ne m’ait plongée dans des réflexions introspectives inédites- toutes ou presque conjuguées au présent de l’indicatif. Stupeur et douleur du miroir (presque) total. Comme un avertissement.

Le lecteur suit (non sans douleur, parfois en souriant car Annie peut être drôle aussi) les soubresauts journaliers de cet amour éperdu qui campe, une fois n’est pas coutume, une femme qui donne tout face à un homme qui paraît plus détaché, et loin d’être prêt à quitter sa femme. Toute femme qui a brûlé de désir pour un homme ne pourra qu’être bouleversée par ces 350 pages intenses, courageuses, désespérées, somptueuses dans leur cri femelle, qui font voisiner Éros et Thanatos de la manière la plus sentimentale et la plus crue qui soit.

« Vivre Anna Karénine, c’était bien la chose la plus stupide à faire… (…) Je l’ai donc tant aimé ? (…) Écrire quoi qui soit vrai et juste ? »

« Que faire de ce désir ? » se demande Annie. En faire un livre qui touchera en plein cœur d’autres femmes qui se reconnaîtront dans chacune de ses phrases (ou presque)? Bâtir un linceul de mots à cet immense béguin afin de lui conférer l’immortalité ?

Mais au moment de vivre cette passion au présent, Annie Ernaux n’en est pas là, elle n’est pas dans la perspective littéraire, elle est dans cette relation charnelle à laquelle elle se soumet entièrement, quitte à piétiner son amour-propre, quitte à dire les mots qu’il ne faut pas stratégiquement dire, quitte à brûler tous ses vaisseaux.
Annie ne nous épargne rien de ses ruminations lascives, de ses ressassements amoureux, de sa « folie de douleur » aussi ; elle est avant tout ici, « la femme qui attend » et qui est, si l’on en croit Barthes, la marque de l’amoureux.

Que la lucidité fait mal, dans l’amour !
La conscience désolante du temps qui passe, de l’âge des femmes (central!), de « Un jour, j’oublierai son visage », qui me renvoie à « Hiroshima mon amour », de Duras… Mais la pensée que « le désir d’homme, habituel et renaissant » vient sauver l’espoir, in extremis, au moment de la falaise intérieure.

« Un seul être nous manque et tout est dépeuplé » dit la célèbre phrase de Lamartine et cela est vrai, et dans quelle nuit du cœur est capable de nous plonger cet autre qui nous échappe, nous le savons bien. Cet autre à qui on ferait bien « à genoux le serment de l’aimer toujours », pour paraphraser les Liaisons dangereuses (beaucoup pensé à la dernière lettre de Tourvel à Valmont : que l’homme vienne, prendre et punir la femme infidèle qui le désire, qu’au moins ses tourments soient « mérités », et tant pis pour la douleur qui suivra…).

À quoi n’est pas prête une femme amoureuse ? Jusqu’à quels tréfonds de souffrance et de désir d’en finir peut la plonger l’amour-passion ?

Et pourtant, et pourtant…
L’en-vie renaît et renaîtra toujours, et le monde est soudain plein de visages à aimer et de beautés et de tendresses érotique à vivre
– tant que le cœur bat, tout va.

Adoré, corps et âme.

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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