Septembre éternel (2021) – Julien Sansonnens

La carte et le territoire

Je sais désormais que la Suisse compte son Houellebecq et qu’il s’appelle Julien Sansonnens.

Encore que bien des détails éloignent tout de même la prose helvète de l’auteur de « Soumission », ainsi que nous le verrons. Mais dans cette radiographie au cordeau de l’époque actuelle, dans cette fine analyse de la France contemporaine vue à travers le regard d’un « Droopy » un peu grincheux, il y a forcément de cela.

Julien Sansonnens nous présente Marc Calmet, un libraire d’une soixantaine d’années qui, à l’occasion de la vente de son affaire et de papiers à signer à Paris, décide de faire le voyage par les petites routes, depuis la source de la Loire.

Marc est un personnage étonnant, travaillé par des tourments profonds (sa peur de la mort imminente de ses enfants, ses complexes sociaux), qui va passer au fil du livre par pertes et profits, d’un point de vue à la fois individuel et social.

C’est une sorte d’homme moyen qui semble aller de déception en déception, mais s’y attendre avec résignation. Marc est également ce libraire qui confie qu’il ne nourrit pas « un amour particulier pour les livres » (ce qui m’a évidemment choquée) On le verra tenter la parenthèse amoureuse, s’essayer à la salle de fitness, vivre en famille puis seul, avec ce regard désabusé et parfois railleur sur le monde, assez proche de Houellebecq.

« La légèreté et jusqu’à l’humour avaient disparu de la sphère publique »

À la faveur de ce road-trip à la fois hilarant et mélancolique (gageure !), qui advient alors que la France socialement s’embrase, le personnage nous promène sur les chemins du pays avec amour, à la rencontre de ses paysages variés, tout en plongeant dans ses propres souvenirs.

Destin individuel enchâssé dans la grande Histoire du pays… Et c’est le visage de près d’un demi-siècle de France (de Mitterrand aux gilets jaunes, en gros) que Julien Sansonnens nous restitue avec une justesse, un esprit et un humour ravageurs, dont me semblent peu capables les romanciers français.

« Comme beaucoup, j’attendais vaguement que quelque chose se passe »

Le roman nous fait entrer in medias res au cœur d’une France qui se réveille de sa torpeur et montre qu’elle ne veut plus s’en laisser conter. Chacun reconnaîtra aisément la période 2018/2019 qui vit naître le mouvement des gilets jaunes et l’espoir ascendant qu’il avait soulevé (une grande nostalgie étreint le lecteur qui avait épousé cette cause alors).

« Je ne cherchais que la France »

De grandes vérités sociales (mais pas que !) naissent entre les pages, et les constats sont sans appel, les diagnostics, d’une précision chirurgicale. Julien Sansonnens, manifestement plus lucide que les plumitifs tricolores, tire à la sulfateuse et d’entrée, sur la Macronie (« de ces espoirs confondants et sincères, il ne restait pour ainsi dire rien »), sur les médias (« aussi éloignés que possible d’un contre-pouvoir toujours plus fantasmé »), sur les politiques libérales destructrices, sur les déserts ruraux, sur les déterminismes sociaux qui entravent la confiance (« je n’étais pas un bon parti ») et- courageusement !- sur les œillères idéologiques de la gauche (« la misère française était la seule que nous n’étions pas prêts à dénoncer »).

Rares, très rares sont les textes qui réussissent à conjuguer de si pertinente manière la radiographie socio-politique, l’émotion poignante et l’humour le plus hilarant (j’ai dû reposer plusieurs fois le livre tellement je me marrais.)

« Septembre éternel » (déjà : quel titre !) est de ceux-là.

Au gré des étapes de ce voyage à travers villes et champs, Marc Calmet revient sur les pas de sa propre vie, dressant comme un bilan aigre-doux de sa jeunesse, de ses errements, de son mariage.. Depuis ses engagements militants socialistes idéalistes (chimères antiracistes du vivre-ensemble), en passant par ses envies d’adultère et jusqu’à son divorce et les enfants qui s’éloignent, c’est une partition d’espoirs déçus que jouent ces près de 400 pages. Mais la différence avec le cynisme féroce d’un Houellebecq, c’est qu’ici Marc Calmet ne se départ jamais d’une certaine empathie ou tendresse, à la fois envers lui-même et envers les autres.

Bien sûr, ce personnage est un peu bourru, les familiarités, les conventions sociales et leur corollaire d’hypocrisie l’exaspèrent, il a des « difficultés à nouer des liens ».. J’ai aimé ses commentaires ronchons et sa touche de misanthropie qui éclate par instants. Mais tout cela est contrebalancé par une irrépressible douceur qui fait se rapprocher les êtres- ainsi de sa rencontre avec Myriam, qui devient sa copilote dans ce voyage vers Paris. Le livre est aussi une ode à ces collisions humaines impromptues qui en disent long sur notre soif d’attachement.

On constatera aisément que le pays et le personnage suivent (hélas) la même trajectoire descendante, subissent pertes et désillusions parallèles. Malgré de très belles pages sur le bonheur simple et le refuge que constitue la vie de famille durant les années fringantes, force est de reconnaître qu’avec le temps va, tout s’en va. Mélancolique et doux-amer, telle est l’arôme de ce roman qui demeure dans l’esprit après la lecture.

J’ai particulièrement goûté les séquences autour de l’adoration du personage pour Sardou, dont il raconte plusieurs concerts et brosse la personnalité et les engagements politiques. Sardou est « l’antimoderne », toujours à rebours des tendances et de l’époque, tendrement subversif, emblématique d’un certain esprit français, hélas en perdition. Mention spéciale aussi à la séquence autour de la sortie du film « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain », comme une balise enchantée, artistique et culturelle, si typiquement hexagonale et dont bien des Français se souviennent avec émotion.

« Septembre éternel » est un remarquable précipité de France authentique qui m’a rappelé Serge Joncour (notamment la séquence Mitterrand, très présente dans « Nature humaine »), Philippe Ridet (et sa douce province des années 70 dans « Ce crime est à moi ») et Emmanuel Venet pour l’humour irrésistible et les pages à pleurer de rire (mention spéciale chez Sansonnens à celles consacrées aux films X et au suicide).

Une riche et émouvante chronique comme une déclaration d’amour à la France, romanesque et presque documentaire, absolument irrésistible dans sa drôlerie, sa pertinence d’analyse et sa tendresse infinie. Quel talent !

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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