Triste tigre (2023) – Neige Sinno

L’origine du mâle

Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance.

Je n’avais pas envie de lire ce livre à sa sortie, pas envie de recueillir le nouveau témoignage sordide d’une victime d’inceste, ça me fait si mal pour ces gens meurtris à vie, j’ai eu la chance de ne pas vivre ça alors à quoi bon, me disais-je. Et puis, et puis, j’ai entendu que ce n’était pas tout à fait un récit comme les autres, que le texte de Neige Sinno posait des questions et abordait des rives qui sont souvent ignorées, et j’ai souhaité me faire mon idée.
(Je voulais aussi savoir si cette avalanche de prix littéraires était méritée).

Après avoir englouti en 48h ces 280 pages, je peux répondre que oui, oui, « Triste tigre » n’a pas volé son couronnement et le tapage médiatique occasionné par sa sortie en 2023.
Car ce qu’a fait Neige Sinno n’est pas seulement courageux, c’est aussi très intelligent, très fin, très fort. Ce n’est pas qu’une voix de plus qui raconte sa tragédie intra-familiale, c’est une voix qui pose des questions singulières, déploie des raisonnements sur des territoires inédits, qui relate les faits avec une attitude et un regard peu communs. Voit plus loin que son terrifiant « sujet » pour s’adresser à et toucher tous ceux qui ont eu affaire dans leur enfance au secret, au mensonge, au non-dit. À tour ce qui est « tu et qui tue », pour citer je ne sais plus qui.

Ça commence par le portait, et la sidération du lecteur : ce guide de haute-montagne dévoué, altruiste, énergique, proche de la nature, aimant la vie au grand air, ça ne colle pas avec l’idée qu’on se fait d’un pervers, d’un pédocriminel. C’est que Neige Sinno essaie de « coller à une certaine vérité objective » sur son bourreau de beau-père en adoptant le regard de sa mère et de l’entourage qui l’appréciaient tellement.

Famille recomposée, problèmes d’argent, mère un peu immature, galères diverses, impulsivité et caractère sanguin n’expliquent en rien la tragédie que va vivre la narratrice dès l’âge de 7 ans et pendant des années. Neige devient l’objet de désir et de plaisir d’un ascendant qui a tout pouvoir sur elle et qui sait que l’enfant n’a « nulle part où aller » se réfugier, qu’elle ne parlera pas, que personne ne l’aidera. Enfermée dans la « maison prison » à écouter les double sens des chansons de Johnny. Heureusement les détails crus sont peu fréquents, ce que je redoutais dans ce genre de texte.

Car, bien plus que de sexualité, c’est bien davantage de puissance, de domination et de pouvoir qu’il est question dans l’inceste, et c’est notamment l’un des points importants que soulève Neige Sinno. Autre singularité du livre : ces insertions de lettres manuscrites durant le parcours judiciaire de l’auteur, son premier dépôt de plainte, encrée, à la main, pleine page. L’écriture de la mère aussi.. Et puis des extraits de journaux, d’articles de la presse locale revenant sur de touchants évènements (la naissance de Neige (quel prénom !) dans une famille un peu marginale/idéaliste, la sortie spéléologie à ses 16 ans..) qui apportent un effet de réel très moderne, sympathique et vrai, dans un livre papier, j’ai beaucoup aimé.

L’innocence, la plus pure innocence. Et ce qui attire, c’est peut-être simplement la possibilité de la détruire.

Un homme d’une « haute exigence morale », « la bravoure en personne »
… D’aucuns n’avaient que des éloges à faire de cet individu bien sous tous rapports. À l’appui de lectures très éclairantes (bien sûr, la « Lolita » de Nabokov (omniprésente dans le texte, lecture que j’avais adorée jeune fille), mais aussi Woolf, Toni Morrison, Annie Ernaux, ou encore (feue, à 38 ans…) Margaux Fragoso, auteur de « Tigre, Tigre ! » en 2018 et à qui Neige rend hommage à travers son titre), l’auteur cherche à tisser sa voix à celle d’autres, à confronter sa démarche littéraire à ses prédécesseurs qui se sont attaqués à cet interdit anthropologique.

Elle enrichit son sujet de réflexions bourdieusiennes très justes sur le milieu social, la misère matérielle de sa famille de « néo-ruraux », la « honte » ressentie par l’enfant qui demande crédit au commerçant à la place de sa mère, la pauvreté difficile à vivre bien que « choisie ». Elle pose la question du libre-arbitre, du déterminisme, tout en restant la plus objective et factuelle possible sur les événements, tout en essayant de cerner les contours de ce « climat de prédation » dans lequel elle évoluait enfant.

Nombreuses questions et remarques sur l’écriture, l’approche choisie, le genre, la décision de dire « je », le risque d’être absorbée par ce sujet-typhon, par « l’extrême violence sans violence que sont les abus », au détriment du style et de la littérature. En même temps, tirer « de la beauté de l’horreur » lui semble inimaginable.

Puisqu’il s’agit d’un témoignage, pas de grande littérature.

Analyses de l’intérêt de l’humain pour le Mal (non le Mâle), pour le sordide des faits divers, la noirceur de l’âme ; Neige Sinno se demandant ce qui « nous fascine chez les criminels, les monstres » qui ont franchi cette ligne ténue entre normalité et folie.

Tout simplement peut-être qu’ils ne sont pas des monstres mais bien l’illustration de « la banalité du Mal » dont parlait Arendt lors du procès Eichmann. J’ai d’ailleurs plusieurs fois pensé en lisant « Triste tigre » à l’idée qui sous-tend les « Bienveillantes » de Littell (qui m’avait énormément frappée alors) : montrer ce « mal impensable qui nous constitue », qu’un bourreau n’a rien d’un monstre, qu’il n’est qu’un humain qui est cruel « parce qu’il le peut » (ou en reçoit l’ordre).

Le fait que je m’en sorte enlève de la culpabilité au violeur (…) Si cette chose n’est pas un monstre, je ne sais pas ce que c’est.

Remarques autour de la survie, de la résilience des victimes qui, atroce paradoxe ! apparaît parfois comme la preuve que ce qu’elles ont vécu n’était pas si traumatique. Et que le combat n’est en vérité jamais terminé, les victimes sont condamnées à vivre avec ces atrocités qui les ont traversées dans leur chair. À jamais.

Nous avons traversé des pays de ténèbres et nous sommes ressortis, non pas indemnes, certes, mais du moins vivants.

Neige Sinno questionne les idées reçues : l’écriture comme thérapie pour guérir (elle n’y croit pas), le secours du spirituel (« viscéralement incapable d’y croire »), la prison comme solution (elle est contre), la relation victime- bourreau beaucoup plus complexe qu’elle n’y paraît, la question du plaisir pris « malgré soi » durant le viol, le thème de la reproduction des crimes subis, ce qu’on « gagne » et ce qu’on perd dans ce type de drame, la cruauté des contes pour « enfants ».

Elle interroge la distance par rapport au sujet qu’on traite, aurait trouvé plus fort que ce ne soit pas elle, la personne directement concernée par la tragédie, qui en fasse le récit, aurait voulu pouvoir décentrer la focale. Elle pose souvent la question du célèbre « pacte autobiographique » tel que théorisé par Lejeune, en s’adressant souvent à son lecteur, en le prenant à témoin, en interrogeant sa propre démarche et ses choix narratifs. J’ai trouvé cette manière de procéder d’une grande humilité, comme quand elle s’interroge à voix haute, comme pour demander l’aide, l’éclairage d du lecteur (« Qu’est-ce qu’on fait d’une pensée comme ça ? (…) Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? »)

Personne ne m’a protégée (…) Rien ne finit vraiment.

Neige Sinno se penche sur ces menus détails de l’histoire qui n’en étaient pas : le beau-père qui se déguise en « merde » au carnaval de l’école, Neige qui est celle qui porte la robe au mariage de sa mère (qui elle porte un pantalon)…
Elle revient sur le déni maternel, classique dans l’inceste, cette façon de ne parler que des « mensonges » de son compagnon, non de son crime, une manière d’euphémiser le réel, très douloureuse pour la victime. Il y a aussi cette part de Neige qui est morte avec ce drame et ce « fantôme » qui a survécu avec lequel elle vit désormais, une vie en apparence « normale » mais qui cache des douleurs secrètes insondables et impossibles à cicatriser. L’auteur se questionne sur les « limites » du mal qu’on ne franchit pas, qu’il serait si facile pourtant de franchir d’un « simple » geste, faisant ainsi basculer l’existence (la séquence avec sa propre fille qui demande à être caressée dans le dos avant de s’endormir m’a beaucoup frappée).

Devenir comme tout le monde alors qu’on a vécu l’impensable.

Neige dit sa paranoïa d’aujourd’hui dès qu’elle observe une scène entre un adulte et un enfant. « Damaged for life », c’est le terrible nom d’un réseau de pédophiles sur le darknet : Neige Sinno ne peut que le reprendre à son compte. En effet, toute victime d’inceste a vu son monde basculer pour toujours et sera « blessée à vie ».

Et pourtant, et pourtant, il demeure des oasis de joie, des moments de bonheur, des souvenirs d’enfance gais :

Personne ne pourra nous enlever la pluie d’été.

« Triste tigre » a en vérité une gigantesque ambition cachée : celle de mettre le doigt sur l’origine (ou les origines) du mal, en comprendre les méandres, en approcher les mystères et les trous noirs, le pourquoi de cette folie monstrueuse et les rôles véritables du « tigre » comme de « l’agneau ».

Un texte puissant, intense et bouleversant dont la sincérité éclate à chaque ligne et qui soulève plus de questions que de réponses, notamment concernant cet isolement (incompréhensible moralement !) de la victime qui a osé parler. Soudain, tout le monde tourne le dos à cette famille déshonorée par la révélation publique d’un secret. Amis fuyant la victime, mais continuant parfois de parler au bourreau.

C’est la dénonciation qui fait l’opprobre.

Et de nous rappeler toutes ces histoires à la « Festen » (chef d’œuvre cinéma signé Thomas Vinterberg) , tout ce linge sale familial, soudain au vu et au su de tous.
Inimaginable… et pourtant vital quand on connaît les chiffres français de l’inceste, et de la pédocriminalité en général. Le texte de Neige Sinno mentionne fréquemment la rareté des dépôts de plainte, et le peu de suites données en général à ces cas, même si les victimes sont légèrement mieux prises en compte. C’est bien souvent « la parole du bourreau » contre celle de sa victime. Neige a eu la chance que son beau-père avoue, assume et fasse sa (courte) peine de prison (5 ans sur les 9 requis ! Pas cher payé pour avoir détruit une vie)..La plupart du temps, la justice fait peu de cas des victimes.

(Je repense maintenant à un détail : la narratrice, la victime souhaite que son beau-père se suicide, cela lui apparaît comme le seul dénouement « honorable » de la tragédie. Il n’en sera rien, au contraire, et monsieur refera à nouveau sa vie, et Neige doit vivre avec cela..)

De très graves, grandes, antiques, tragiques, bibliques questions posées et thèmes abordés, « pollinisés » par ce très riche texte qu’est « Triste Tigre » qui, loin de n’être qu’un témoignage sur l’inceste qui se refermerait sur ce thème seul, ouvre et étend loin ses ramifications réflexives et nous rappelle comme l’intime peut être si profondément universel quand il est exprimé avec sincérité, intelligence et sensibilité.

Remarquable.

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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