Anatomie d’une chute
À la suite d’une importante chute à vélo après 50 ans et une fracture du fémur, Olivier Haralambon, ancien bon coureur amateur, se retrouve à devoir rééduquer, réapprivoiser ce corps qu’il pensait encore jeune, tout-puissant, disons : immortel.
Dans ce beau témoignage bref et brillant qu’est « Un corps d’homme », l’auteur cherche à dépasser cette expérience pour en extraire l’enseignement existentiel, philosophique. Et de se pencher, à l’appui de nombreux artistes « accidentés » (Chet Baker, Rousseau), sur le sens profond que revêtent ces expériences organiques de dénuement, de fragilité et in fine, de finitude. Olivier Haralambon a pour lui une bonne dose d’esprit, de culture et d’humour – j’ai ri à plusieurs moments dans le récit, notamment (désolée) quand il évoque les signes physiques du « grand âge » (poils dans le nez et les oreilles, bave en parlant…) et qui font un peu penser que « la vieillesse est un naufrage ».
Pourtant, le propos de l’auteur se place radicalement à l’opposé de ce pessimisme senior. La tonalité, fond comme forme, est infusée d’un amour de la vie et d’une volonté de sagesse tout à fait réjouissants. L’auteur plonge ses réflexions dans les tréfonds de son corps en souffrance, analyse sa constitution (réflexions marrantes sur le fémur), cherchant la signification profonde de cet incident qui soulève la question de la conscience et du corps, du corps et de l’esprit. Et comme le choc rive aux limites du corps :
Ma douleur me clouait à la présence.
J’ai également été très amusée par le regard ironique que porte l’auteur sur lui-même, se considérant avec une sévérité rigolarde, une distance salutaire qui lui permettent d’évoquer sa « tournée des lamentations » auprès de ses amis ou de se qualifier de « vieux bot ». L’occasion aussi de réfléchir à la vulnérabilité du corps que longtemps nous pensons invincible, inatteignable aux coups du sort, et puis un jour, memento mori, « la mort se lève enfin à l’horizon » pour rappeler à l’homme sa condition. Olivier Haralambon est contraint par son accident à plonger dans l’anthrolopologie même, à « briser cette gangue de jeunesse feinte (…) à méditer, éprouver combien la bipédie ne va pas de soi et combien cette verticalité de la marche est installation dans la chute ».
Et de revenir sur la prouesse physique que représente notre station debout sur nos deux pieds, si petite surface qu’on peut comparer la manière dont notre corps s’équilibre dessus à celle d’une « pyramide posée sur la pointe ». Récemment, un de mes proches qui se forme à la sophrologie, m’a fait faire un exercice qui visait à comprendre que, pour faire le moindre pas, pour marcher, nous devions commencer par nous « déséquilibrer ». Olivier Haralambon ne dit pas autre chose, à la lumière de son accident :
Se tenir debout, fiché en terre ou mobile, c’est tomber indéfiniment.
Une expérience marquante dont il convient de retirer une leçon, qui doit permettre de se redresser, d’en sortir la tête haute, plus fort, plus subtil aussi dans sa compréhension de son fonctionnement interne. Olivier Haralambon parle de cet abandon par la conscience, contrainte et forcée par le corps, de « l’imposture » de la jeunesse éternelle, soudain démystifiée par le choc. L’auteur comprend alors le sens profond de son expérience, qui n’est autre que la mise à nu d’un nouvel âge de sa vie (j’ai d’ailleurs pensé à Christiane Singer et ses « âges de la vie » à la lecture) :
Muer, c’est donc renaître, plus que mourir (…) Quel était mon âge avant que je me casse la gueule? Et après ?
À la suite de l’adage qui veut qu’à « toute chose malheur [soit] bon », l’écrivain cherche « le sens de cet accident [qui lui a] révélé [son] âge et la forme de [sa] conversion. » Il cherche les ponts qui lient corps et esprit, qui font que toute atteinte du corps, même le « simple » vieillissement, provoque un changement dans la conscience. Car la vérité est que :
Tous les sentiments, de l’amour au découragement, sont des états organiques.
La dernière partie est largement philosophique et mystique, avec l’évocation du plusieurs tableau, dont celui du Caravage sur la conversion de Saint-Paul. Et l’auteur de s’interroger : que devenons-nous, nous et notre corps, après un tel bouleversement, sommes-nous autre, nous ressemblons-nous encore ? Tel le pianiste qu’un incident de la main contraint à abandonner sa carrière, Olivier Haralambon a vu ses ambitions cyclistes réduites, non à néant, mais drastiquement par sa valdingue. C’est tout un quotidien, des habitudes, un rapport au monde et aux autres, qui doivent être repensés, réinventés.
Le témoignage se mue alors en ode au dépouillement et à l’acceptation et m’a fait penser au « kintsugi », ces vases dont les fissures sont réparées d’or. Olivier Haralambon creuse également les questions des siamois, de la mémoire du corps (« les mots sont plus fragiles que les impressions »), cite Merleau-Ponty et Pérec (« Pour être, besoin d’étai ») et conclut que le vieillissement, l’affaiblissement organique sont en vérité une douceur et une « élévation de la sensibilité ». Un propos rassérénant et très éloigné des idées « anti-âge » de l’époque actuelle, qui fait beaucoup de bien à lire.
Avec drôlerie, culture et sincérité, dans un très joli style, Olivier Haralambon tire une myriade de leçons existentielles de cet accident corporel, « crise » ou révélation, qui ne fait que rappeler à l’homme que, malgré ses illusions d’immortalité, un jour, il retournera poussière.