Agnus Dei (2023) – Julien Sansonnens

La vengeance dans la chaux

J’avais découvert l’écrivain suisse Julien Sansonnens avec son précédent roman, le remarquable « Septembre éternel » que j’avais comparé à Houellebecq (en mieux, et surtout en plus drôle). Un roman sous forme de un road-trip et une ode à la France des campagnes, traversée de tourments et de crises – une radiographie politique et sociologique d’une grande beauté et justesse.

Il nous revient cette année avec un cinquième roman, un nouvel opus de 120 (trop brèves) pages, sur un fait divers suisse autour de la Seconde guerre mondiale. Originaire de la région de la Broye, l’auteur s’est penché sur une vieille affaire du coin (qu’on devienne criminelle dès l’entrée, par de savantes suggestions qui entretiennent le mystère) qu’il a jugée trop vite enterrée dans les mémoires locales.

L’histoire est celle d’un forgeron, Marcel C., dont le destin démarre avec sa rencontre avec Jeanne, séduisante jeune femme qui fait tourner les têtes du village (et jaser) et lui donne très vite des enfants. Le foyer vit quelques années de pur bonheur, qui trébuche parfois sur des fantasmes enfouis que réprouve Marcel, éduqué dans la foi catholique. Il sera beaucoup question du tiraillement coupable entre désirs de la chair et sanctions du ciel, Julien Sansonnens émaillant son récit de passages bibliques aussi pertinents qu’évocateurs.

Le talent de conteur de l’auteur, son style poétique et percutant, associés à sa capacité à synthétiser l’esprit d’une époque, son atmosphère, ses activités, l’ambiance du village, la qualité documentaire de ce texte (déjà notée dans son précédent roman) restituent parfaitement le temps d’alors, notamment autour du travail à la forge mais aussi sur l’agriculture locale.

Le lecteur est happé par cette histoire dès les premiers paragraphes, d’autant que l’on pressent une tragédie à venir.. De quel ordre sera-t-elle, je me garderai bien de « divulgâcher » quoi que ce soit mais elle m’a scotchée bouchée bée car elle déjoua tous mes pronostics.

Marcel C. est enrôlé dans l’armée durant la guerre pour quelques mois, laissant derrière lui femme et enfants et leur bel équilibre solaire en famille. À son retour, les choses ont changé, Jeanne n’est plus aussi enjouée, quelque chose semble clocher mais quoi, est-ce eux ou est-ce lui, la mécanique domestique s’est grippée, le couple semble en péril.

L’un des paragraphes sur la guerre m’a paru particulièrement actuel (ne le serait-il pas toujours ?) :

Bien entendu, on sent poindre la guerre, qui advient dans une inertie que rien ne semble devoir contrecarrer. Oh, quelque voix pacifistes s’élèvent pourtant : on dira de ceux-là qu’ils sont traîtres à la patrie. D’aucun mettent en garde contre la folie d’un nouveau conflit, en appellent à la négociation, à la diplomatie. Or beaucoup souhaitent la confrontation, comme jadis il fallait dans l’intérêt du malade qu’on pratique une saignée draconienn, seule à même de régénérer le corps. À la radio et dans les colonnes, les va-t-en-guerre tonnent, philosophes humanistes, politicards de gauche, légions de bien-pensants exigeant, l’index pointé, que le sang- des autres- soit versé, escomptant tirer bénéfices et places avantageuses de la prochaine redistribution des cartes. À lire les éditoriaux impérieux, la guerre, c’est l’assurance de la paix. Les canons, c’est l’entente. La mort, c’est la vie.

Je dois hélas m’arrêter là dans cette recension tant le texte est court (c’est son seul défaut) mais il m’a captivée de bout en bout. J’ai trouvé chez Sansonnens quelque chose de Bernanos dans les questionnements mystiques qu’il soulève, dans l’abord des superstitions et croyances. Il y a tout un arrière-plan existentiel mais aussi quasi mythologique lorsque le forgeron travaille et semble un démiurge à la Vulcain pris dans un enfer de feu (le récit n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une forme de descente aux enfers). Avec cette question lancinante, universelle :

Mais qui donc est responsable de nos malheurs ?

Un texte spirituel et puissant autour d’un faits divers fascinant et d’un personnage qui devra accepter « l’insondable catéchisme de la résignation » mais aussi de vieillir « sans reflet » (et vous comprendrez pourquoi en le lisant).

Brillant comme le feu dans la forge.

Julien Sansonnens : un Suisse à suivre !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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