Avant la longue flamme rouge (2020) – Guillaume Sire

Le pays où l’on arrive toujours

Je me demandais récemment s’il existait, en littérature contemporaine, de vraies épopées, de celles qui mettent en scène un héros, des épreuves et qui charrient avec elle tout un imaginaire mythique et mythologique. Et voilà que Guillaume Sire m’offre cette éblouissante odyssée, née de sa rencontre en 2004, à Montréal, avec un individu hors du commun, Saravouth, un Cambodgien à l’histoire hallucinante. Que l’écrivain va nous narrer ici, en 332 pages grandioses.

J’avais déjà beaucoup aimé Réelle, séduite par l’acuité du regard et le raffinement stylistique de cet écrivain toulousain dont je ne connaissais alors rien. Avec Avant la longue flamme rouge, Guillaume Sire confirme amplement son immense talent, sa parfaite maîtrise de la construction narrative, la richesse de son intertexte, sa plume exceptionnelle (notamment les descriptions et certains inventaires à la Prévert, magistraux). Ce roman se place à la croisée des genres et des mondes, et c’est ce qui fait sa densité, son intensité, sa hauteur de vue : à la fois bildungsroman, documentaire exotique, récit d’aventure, odyssée intérieure, mais aussi conte philosophique sur le courage, traité d’héroïsme, ou encore ode à la littérature et à la poésie : Avant la longue flamme rouge est tout cela, tour à tour, et avec une invariable maestria.

Trois œuvres sous-tendent le propos qui mettent bien en lumière ce savoureux cocktail littéraire :  L’Iliade, Peter Pan et la poésie de René Char viennent irriguer, éclairer, enfin universaliser le récit de Saravouth. Ce triptyque littéraire m’a particulièrement plu en ce qu’il établit des parallèles très riches avec le récit-cadre que constitue la réalité cambodgienne d’alors. La littérature prouve qu’elle sait bâtir des ponts fertiles entre Orient et Occident, et les fondre en une seule et même Humanité. Rarement surtout l’imaginaire aura eu un rôle plus tangible, une existence plus sensible que dans ce roman. Il est un pays à part entière, sculpté par le héros.

Le jeune Saravouth partage en effet son existence entre l’Empire (la réalité extérieure) et le Royaume (son for(t) intérieur). La créativité prolifique et foisonnante de Guillaume Sire nous permet d’appréhender en détail ce monde intime, cet espace du dedans richement nourri de mille précisions lexicales d’une grande fantaisie. On croirait cet univers jailli du cerveau d’un groupe surréaliste flanqué de Boris Vian et de Claude Ponti :

Il a élevé une tour parabolique au bord du Précipice-Horizon. Déployé une nuée de cerfs-volants au-dessus du Baobab-Souterrain (…) et des personnages remarquables tels que Salomon-Le-Roi-Sur-Son-Trône, Simon-des-sirènes, Pierre-à-Pleurs et Zachée-dans-les-branchages.

Le lecteur navigue entre fiction et réalité, et comprend à quel point elles savent s’interpénétrer, que le réalisme magique peut tenir lieu de règle. Il y a quelque chose du Petit Prince dans certaines scènes, notamment quand le jeune Saravouth décide de ne plus parler du Royaume aux autres enfants, qui ne comprennent pas. Solitude éternelle des rêveurs..

Le jour des neuf ans de Michel, lorsque Saravouth lui a offert le dessin d’un wapiti-à-collerette vivant au sud du Royaume, dans les prairies de passiflores, Michel a déclenché l’hilarité de ses invités en roulant des yeux et en sifflant. Saravouth a compris qu’il ne fallait plus parler du Royaume aux autres enfants. Il en avait été le créateur, il faudrait en être le gardien.

Saravouth pioche des personnages, des décors, il recompose, additionne, démêle. Agrémente et peuple cet univers au gré de ses envies, lectures et découvertes. Ce monde constitue pour lui une planche de vivre, un abri psychique, un refuge précieux par gros temps. Il y convie également sa sœur Dara, avec qui il partage cet espace d’évasion, convaincu qu’il est nécessaire qu’un autre que soi en prenne connaissance afin de le pérenniser au cas où. Ici, Saravouth m’a fait penser à Bastien de L’histoire sans fin, découvrant les trésors des mondes nés des livres et entretenus au sein de notre lointain intérieur.

J’ai construit un pays à l’intérieur de ma tête.

Ces passages (dont la luxuriance m’a rappelé Garcia Marquez) sont une métaphore de la création artistique, véritable démiurge d’univers infinis, singuliers et uniques, qui offre à son auteur liberté et courage. Le Royaume se colore ou s’assèche au gré des humeurs de Saravouth : luxuriant quand le moral est bon, dévasté après les catastrophes et le désespoir. J’ai trouvé cet axe poétique particulièrement pertinent et ouvrant tous les possibles.

Comme dans tout conte, l’histoire commence avec une situation initiale plutôt positive. À Pnom Penh, la famille que Saravouth, 11 ans, forme avec sa jeune sœur Dara et ses parents, Vichéa et Phusati, est un parangon d’intelligence, de tendresse et d’entente. C’est à cette mère que le jeune Saravouth doit la découverte de René Char et il décrit ce quotidien cambodgien de 1971 semé de lectures poétiques en famille, qui sont autant d’hommages à la tradition orale. Guillaume Sire décrit avec une érudition ébouriffante, une dextérité lexicale et une sensualité généreuse la flore de ce territoire, son art culinaire, ses villes tentaculaires, ses zones de bidonvilles dans une plongée pittoresque et folklorique très dépaysante pour le lecteur français.

Le lecteur s’attache dès les premières lignes à ces personnages, grâce au regard plein d’empathie et d’hédonisme de Guillaume Sire. Certains passages culinaires, pleins de saveurs, de couleurs et de plaisir, pourraient justifier à eux seuls la lecture de ce roman (p. 42). Puis, l’événement perturbateur. Saravouth se retrouve seul, ses parents disparaissent dans des circonstances mystérieuses : le voilà désormais livré à lui-même, puis placé dans un orphelinat, dans une ville sur le point d’être assiégée par les Khmers rouges.

L’épopée démarre, qui est aussi une odyssée et un récit d’aventure, une enquête et un traité poétique sur le courage, la détermination, l’abnégation. Sous la plume d’un auteur à la culture aussi vaste et riche que celle de Guillaume Sire, le roman se transforme et prend une dimension inattendue, qui en fait un roman impossible à abandonner. L’auteur–qui est aussi enseignant à la ville– n’a pas oublié de travailler son sujet et ce Cambodge fascinant du milieu des années 70, qui hésite entre âge mythologique (présages, astrologues, nécromanciens et sorcières) et modernité, ce qui fait de ce roman un documentaire passionnant sur cette période. Tel Ulysse (duquel il est souvent rapproché, comme s’il était son frère spirituel) Saravouth n’a qu’un seul objectif : retrouver sa famille et retrouver la douceur de son foyer. Mais, comme il le sait pour l’avoir lu chez René Char : il faut trembler pour grandir– il affrontera alors de nombreuses épreuves avant de devenir un homme et le roman ne lésine pas sur les difficultés du héros qui va de Charybde en Scylla.

Avant la longue flamme rouge dresse le portrait d’un enfant hors normes, que la déréliction, l’effroi, l’humiliation ne sauraient atteindre réellement, car il sait bâtir sa résilience sur les ruines de la cruauté et du désespoir. Et qu’il s’appuie sur la puissance de son Royaume pour tenir bon sans rompre. À cet égard, j’ai pensé à plusieurs œuvres : pour la solitude du petit héros qui va devoir trouver la force de se faire tout seul, qui survit d’ailleurs miraculeusement et renaît tel un Phénix (p. 127), j’ai songé au Garçon de Marcus Malte ; pour l’épopée mythologique et universelle, et les fréquents échos aux dieux gréco-romains mais aussi hindous, je rapproche ce texte du Mahabharata de Jean-Claude Carrière qui m’avait tant bouleversée, mais aussi de l’approche de Wadjdi Mouawad.

J’ai aimé que ce texte soit généreux dans les pistes littéraires qu’il propose et qu’il appelle à la découvertes d’autres œuvres. N’est-ce pas le propre de la littérature ? Antigone au masculin, Saravouth cherche, se démène, n’abandonne jamais, se voue et se dévoue corps et âme à la quête de sa famille, tombant sept fois, se relevant huit, jamais découragé et faisant preuve d’une surhumanité folle. Il illustre à la perfection la phrase de René Char :  Jutxapose à la fatalité la résistance à la fatalité. Mais, tels le tonneau des Danaïdes, ses efforts paraissent vains. Le lecteur ne quitte pas d’une semelle ce personnage prodigieux, priant pour que ses recherches finissent par aboutir.

De péripéties en rebondissements, Guillaume Sire conduit cette enquête tambour battant, sans jamais relâcher la pression. On notera aussi plusieurs échos mystiques, comme ce courant qui s’inverse par magie, les arbres qui semblent se pencher sur la route du héros pour lui donner des fruits, les habits qui se prennent dans les épines.. D’ailleurs, ne prend-on pas Saravouth pour un demi-dieu lorsqu’il est retrouvé ?

En ville, la rumeur circule : on a retrouvé un génie de la forêt à l’agonie sur le Tonlé Sap, porté à la dérive dans le nid d’un oiseau géant.

Je ne dirais rien du dénouement qui rejoint roman et réel de manière poignante, si ce n’est que je ne l’attendais pas forcément ainsi, ce qui scelle définitivement l’originalité de cette incroyable histoire. Sublime illustration romanesque de la bataille sans merci que se livrent Réalité et Fiction (L’empire VS le Royaume), Avant la longue flamme rouge est une œuvre hybride aux ambitions, ramifications et inspirations foisonnantes (d’Homère à Michel Tournier) qui mériterait plusieurs lectures.

Récit d’un destin épique dans une époque trouble, ample réflexion sur la Famille, les liens du sang et la transmission, hommage à un héros anonyme et à tous ceux de sa trempe et de sa lignée, qui infusent les pages et l’imagination des Hommes depuis qu’ils savent (se) raconter des histoires… Ce roman est une merveille absolue de poésie et de stoïcisme qui pourrait se résumer d’un ultime aphorisme de René Char :

C’est quand tu es ivre de chagrin que tu n’as plus du chagrin que le cristal.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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