Carnaval (2020) – Hector Mathis

Psy4 de l’asphalte

Hector Mathis fait mentir la rumeur qui veut que le deuxième roman soit le plus difficile à réussir.

Avec cet excellent Carnaval, le jeune prodige (né en 1993) transforme l’essai et signe un deuxième roman percutant, gouailleur, furieux, drolatique, ironique, mélancolique… En tous points, fantastique.
Côté filiation littéraire, c’est encore Céline à qui l’on pense au moment d’engloutir ces pages à la verve argotique, pleines de points d’exclamation comme autant de marqueurs de révolte enthousiaste face à l’adversité, de manières d’insuffler du panache au réel qui hache les âmes.
J’ai également pensé à la verve underground d’un Johann Zarca ou à la faconde banlieusarde d’un Mahir Guven. Autant de talents qui savent ciseler et faire briller le parler oral et lui rendre ses lettres de noblesse en littérature. L’argot de Mathis, on le croirait parfois sorti d’un Audiard, il y a quelque chose de délicieusement suranné dans ses tournures populaires, quelque chose du phrasé d’un Gabin ou d’une Arletty que le jeune écrivain a su capter et réactualiser avec grand talent.
Nous retrouvons ici le personnage de K.O, Sitam, jeune homme un peu marginal, écorché vif, désormais séparé de sa Capu adorée (qu’il cherche en vain) et dont le seul horizon est le groupe de potes en mode bras cassés attachants avec qui il traîne à la grisâtre, zone urbaine indéfinie mais à la dénomination éloquente.

Sitam se dit lui-même scléreux, se sait condamné à un mal qui barre son avenir et dont les dernières pages vont notamment nous donner un terrifiant aperçu. Cette conscience de la fragilité de l’existence, ce sentiment de faiblesse, cette injustice terrible du handicap, Mathis en fait une dentelle cocasse, lyrique et mélancolique de la plus étonnante facture. Son langage très rythmique et rythmé semble s’approcher d’un slam plein de vitalité qui claque et sonne :

Quand ils ne se tartinent pas de confidences, ils font semblant de causer « bizness ». Ils se musclent à coups d’anglicisme. Infidèles crotteux ! Trompeurs ! Ils culbutent l’anglish au bureau, comme ça, même pas gênés ! Les petits niqueurs, qui savent pas le coït, qu’ont l’érection modeuse ! Pinailleurs de « trends »! Le français, c’est de la dentelle pour Cro-Magnon. Savent pas y faire… C’est une langue qu’on finit pas de déshabiller, c’est autre chose que celles qui se donnent au premier mot. Le tout-commerce, voilà de quoi c’est la langue, l’anglish spoken d’aujourd’hui! La bizness-langue.. Qu’on soit d’accord j’ai rien contre l’anglish en soi, y a d’amazing phrasés, mais c’est l’anglish de start-up qui me boutonne jusqu’aux fesses. Un blabla tout-en-un-mot ! Symphonie d’open space ! Qui réduit la pensée. La novlanguise. Participe aux douces dictatures…

Le propos de ce roman est protéiforme : à la fois bromance entre Sitam, Grand Jean, Benji et Le Muco (surnommé ainsi en raison de sa mucoviscidose qui occasionne des scènes où la compassion le dispute à un certain dégoût), tragédie mortelle, road trip qui hésite entre le festif et le suicidaire, déclaration d’amour rageuse à l’écriture et pamphlet politique et social radical sur le monde qui s’ouvre, d’une actualité retentissante en ce début 2021.

S’il n’y a plus de rêve possible pour les pauvres, c’est qu’ils ont toujours les métiers des coulisses. Ceux qui vous font voir l’envers du décor, qui vous séparent de la magie à jamais.

Très cinématographique, souvent poétique, semée de trouvailles ravissantes (« C’est une nuit pâle, rouge comme une guerre »/ « Je me demande si elle a pensé à venir ici, Capu. A transformer le passé en rendez-vous »), l’écriture de Mathis frappe, cogne, s’exclame, zigzague, explose : on ne sait si c’est un carnaval, un festival ou un feu d’artifice littéraire mais elle fait souffler sur le lecteur un vent vivifiant d’une grande modernité (« Je m’en vais les parchoquer », « Je vais le dynamiter, le céfran ! »). L’invite à se pencher sur sa conception de la création, sur ses addictions virtuelles, sur ses vues politiques. Pas de quartier ! Finis les compromis ! On n’est pas des tièdes chez Mathis et les siens !

En croisade contre Gougueule, les GAFA, le gouvernement siliconien, les négriers nouveau genre, de l’humanité entière, sans couleur, sans race, sans distinction.

J’aime le regard très mature, lucide et sans concession d’Hector Mathis sur le réel, sur le monde qui nous entoure, sur les dérives consuméristes, je partage sa nostalgie, sa révolte aussi, son envie d’authenticité, de beauté, baumes à l’âme humaine, comme dans ce passage merveilleux :

Cette nouvelle ville sort d’une terre où ne pousse plus que de l’utile. Et c’est bien criminel de prétendre à ça. De supprimer la beauté. (…) Décidément, cette nouvelle ville ne veut pas finir. Foutue résidence à suicides. Je ferais gagner du temps aux sociologues, moi, le secret de la vague, c’est la laideur, ne cherchez pas plus loin. Ils sont morts de laideur, et d’utile aussi. L’utile est trop lourd à porter. (…) Un jour tout sera remplacé par des résidences à cubes. Nous n’aurons pas même droit aux envoûtements des ruines.

Nous suivons, hallucinés, les périlleuses pérégrinations de ces 4 garçons sans (ou pleins ?) d’avenir dans leur échappée bohème dans la France périphérique, leur fuite en avant qui les ramène irrémédiablement à leur point de départ : leur « grisâtre », « liquide amniotique » à la fois honni et chéri selon les moments :

La grisâtre ramène tout à l’essentiel. (…) Chaque fois que j’y remets les pieds le goudron m’agrippe les chevilles. J’ai de plus en plus de mal à en décoller. Dans la capitale les affichages sont propres et les rues sont sales. La grisâtre ne ment pas. Elle tombe droit sur les gens, droit sur les âmes.

Comme dans son premier roman, l’écrivain hurle sa rage de foutu, dans des passages lyriques désespérés au cœur desquels sourd une soif de vivre et de créer bouleversante. L’écriture démiurgique, la revanche à prendre sur l’inacceptable s’expriment dans un souffle court, une urgence :

La sclérose va me bouffer le tronc avant que je m’en rende compte. Je ne peux plus perdre de temps à espérer, foutu que je suis ! Il faut bien que je mette tout en forme, que je laisse une trace, une fulgurance, une œuvre, un miracle ! Vite ! Il faut vite que j’écrive, que je désintègre mes prédécesseurs, le temps presse ! (…) Maintenant je veux y foutre le feu à la littérature ! (…) maintenant c’est le roman mon employeur et rien que le roman. Faut que j’en finisse !

Et de régler son compte à certains écrivains du dimanche qui prennent l’écriture pour un passe-temps bourgeois, un truc qui fait bien, un hobby à la mode. Des mots qui le rapprochent encore davantage du père du Voyage au bout de la nuit :

J’en veux à tous ceux qui font ça par loisir. Pantouflards de la littérature ! Poètes de catalogue ! Des mots plats, sans couleurs.

Hector Mathis se paie même le luxe de quelques uppercut bien sentis et si actuels envers l’industrie pharmaceutique, dont le cynisme et le double jeu ne sont un secret que pour les naïfs :

Il m’a parlé des laboratoires qu’il a quittés. Il m’a raconté comment ils élaboraient des médicaments qui n’avaient pas pour but de guérir mais seulement d’atténuer les effets de la maladie. Qu’ils ne cherchaient même pas, en général, comment la détruire, la maladie. Qu’il fallait qu’elle continue à se manifester, surtout ! Il m’a dit à quel point j’étais rentable parce que la chronique, cette maladie qui revient sans cesse, elle assure un revenu régulier aux laboratoires. (…) Soigner sans guérir, c’est l’avenir du monde.

Non seulement Hector Mathis est un conteur de grand talent, un metteur en scène à l’énergie communicative, mais il est également un observateur redoutable du monde actuel, un sociologue de l’urbanité contemporaine d’une singulière acuité, en plus d’être un renversant porte-parole de tous les condamnés, de ceux qui n’ont plus que des cauchemars et ont la bave au cœur, rage incandescente du vivre qui se sait entravé.

Plus qu’à la naissance d’un écrivain, c’est à sa confirmation qu’on assiste ici, puissante évidence que la littérature qui vient des tripes a encore de très beaux lendemains devant elle et que la rage d’être en cage fait parfois crépiter la page.

Encore, Hector !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !